Rabat a obtenu gain de cause. Après quinze mois de crise avec Madrid, le chef du gouvernement espagnol Pedro Sánchez a fini par soutenir publiquement le plan d’autonomie marocain pour le Sahara occidental. Il vise à mettre un terme à ce conflit sans le référendum d’autodétermination réclamé par le Front Polisario soutenu par l’Algérie.
PEUPLES ET MINORITÉS > RELATIONS INTERNATIONALES > IGNACIO CEMBRERO > 12 AVRIL 2022
Dans une lettre adressée au roi Mohamed VI le 14 mars 2022, le chef du gouvernement espagnol Pedro Sánchez écrit en français que « l’Espagne considère l’initiative marocaine d’autonomie comme la base la plus sérieuse, réaliste et crédible pour la résolution du différend » au Sahara occidental. Les Espagnols, y compris les membres du gouvernement, ont appris ce changement de position quatre jours plus tard, quand le souverain marocain a rendu publique cette lettre. Sánchez va avec ce courrier un peu plus loin que l’Allemagne et la France. Le Quai d’Orsay rappelait encore le 23 mars que le plan marocain est « une base », et non pas « la base la plus sérieuse », à partir de laquelle tenir des discussions « sérieuses et crédibles ». La nuance est de taille. Parmi les démocraties occidentales, les États-Unis se sont le plus engagés aux côtés du Maroc en reconnaissant, le 10 décembre 2020, sa souveraineté sur le Sahara occidental.
L’Espagne, comme la France, a toujours soutenu le Maroc dans le contentieux du Sahara, mais la diplomatie espagnole ne l’a jamais reconnu ouvertement, affichant une neutralité de façade. Preuve de cet appui en catimini, les avocats de l’État espagnol ont fait cause commune avec ceux des associations marocaines pour plaider la légalité des accords d’association et de pêche entre la Commission européenne et le Maroc auprès du Tribunal général de l’Union européenne. Peine perdue, le tribunal les a invalidés fin septembre 2021.
Pour le Maroc, cet appui espagnol n’était pas suffisant. Il fallait que Madrid l’explicite à haute voix. Le soutien de l’Espagne revêt d’autant plus d’importance qu’il s’agit de l’ancienne puissance coloniale de ce territoire grand comme le Royaume-Uni. Très écoutée sur le sujet, elle pourrait être suivie par d’autres pays d’Europe et d’Amérique latine, espère-t-on à Rabat.
Pour forcer la main de l’Espagne, le Maroc n’a pas lésiné sur les moyens depuis ce 10 décembre 2020, jour où le président américain Donald Trump a reconnu la « marocanité » du Sahara. Ce jour-là, Rabat annulait le sommet entre les deux gouvernements prévu le 17 décembre. La liste des misères subies par l’Espagne ne faisait alors que commencer.
PRESSION SUR LES FLUX MIGRATOIRES
La plus importante fut le déferlement sur la ville de Ceuta, les 17 et 18 mai 2021, de plus de 10 000 immigrés irréguliers, dont 20 % de mineurs, la plupart rejoignant l’enclave espagnole à la nage. Deux d’entre eux périrent noyés. Il y a eu bien d’autres signaux, comme la fermeture prolongée du trafic passagers à travers le détroit de Gibraltar alors que les ferries partaient de Marseille, Sète ou Gênes vers les ports du Maroc. Les trois millions d’immigrés marocains qui, chaque année, traversaient l’Espagne pour rentrer au pays ont été les victimes collatérales de cette décision de Rabat.
En matière d’immigration il y a eu également l’arrivée constante de harragas aux îles Canaries. Dans les deux premiers mois de cette année, elle a battu un record avec une augmentation de + 135 % par rapport à la même période de 2021. Tous les rafiots qui sont alors arrivés dans l’archipel, sauf un, sont partis du sud du Maroc ou du Sahara occidental, d’après des rapports confidentiels du ministère de l’intérieur espagnol. Rabat avait par ailleurs suspendu le rapatriement d’immigrés depuis mars 2021. Auparavant elle ne les acceptait qu’au compte-gouttes, à raison de 80 par semaine en avion, et uniquement depuis Las Palmas (Canaries) vers Laâyoune, la capitale du Sahara occidental.
Début mars, le pic de la pression migratoire a été atteint à Melilla qui a subi deux assauts massifs et violents de subsahariens qui ont blessé 53 gardes civils (gendarmes). Environ 2 500 d’entre eux ont participé à celui du 2 mars, du jamais vu dans l’histoire de la ville. En tout près de 900 migrants ont réussi à sauter le grillage et à entrer dans cette ville de 85 000 habitants, à majorité musulmane. Les subsahariens ne recourent à la violence que quand il s’agit de forcer le grillage ; une fois à l’intérieur, ils ne posent aucun problème d’ordre public.
NÉGOCIATIONS SECRÈTES
Les négociations secrètes que menait le ministre des affaires étrangères espagnol José Manuel Albares avec son homologue marocain Nasser Bourita se sont accélérées après ces assauts migratoires. Miguel Ángel Moratinos, haut représentant de l’ONU pour l’Alliance des civilisations, y a joué un rôle important en sous-main. Du temps où il était ministre des affaires étrangères d’Espagne, il avait encouragé le Maroc à présenter un plan d’autonomie, d’après des dépêches diplomatiques américaines publiées par Wikileaks en décembre 2010. Quand Rabat accoucha en 2007 de ce plan, Moratinos fut cependant déçu, car il n’était pas suffisamment « généreux » envers les Sahraouis, selon la même source.
Les contreparties de ce retournement espagnol ont commencé à être entrevues le 7 avril 2022. Pedro Sánchez se rend à Rabat partager un iftar avec le roi. À l’issue de cette soirée, les deux parties ont publié un communiqué qui, comme la lettre de Sánchez, exprime l’appui de l’Espagne à l’autonomie. Les 16 points du texte constituent une feuille de route présentant la mise en place de groupes de travail pour résoudre les contentieux, à commencer par les eaux territoriales ou l’espace aérien.
DES CONCESSIONS SUR CEUTA ET MELILLA
De l’article 3 du communiqué et des déclarations postérieures du chef du gouvernement espagnol — pas des responsables marocains —, la presse espagnole a déduit que Rabat faisait, à son tour, une concession : rouvrir le bureau de douane de Melilla, fermé sans avertir Madrid le 1er août 2018, et en inaugurer un autre à Ceuta qui n’en a jamais disposé depuis l’indépendance du Maroc en 1956. Ce double consentement, s’il se confirme, ne signifie nullement la reconnaissance de la souveraineté espagnole sur ces deux villes enclavées sur la cote nord-africaine, ni même « le respect de l’intégrité territoriale » évoqué par le gouvernement espagnol dans ses communiqués. Le Maroc semble néanmoins vouloir cesser de les asphyxier économiquement comme il le fait depuis une demi-douzaine d’années.
Les frontières terrestres de Ceuta et Melilla avec le Maroc, fermées depuis mars 2020, d’abord pour cause de pandémie, puis pour des raisons plus politiques, vont aussi être rouvertes sous peu, mais dans des conditions différentes. L’Espagne veut à tout prix éviter de replonger dans le chaos qui y régnait il y a encore deux ans. C’étaient les frontières les plus fréquentées d’Afrique parce que les résidents des provinces adjacentes de Tétouan et Nador pouvaient y entrer avec une simple carte d’identité. Bon nombre d’immigrés irréguliers se glissaient dans les deux villes, demandaient l’asile et, une fois leur requête présentée, pouvaient voyager légalement vers la péninsule. « C’était des villes-passoires » pour l’immigration, explique un inspecteur de police qui y a travaillé.
Aux craintes du ministère de l’intérieur s’ajoutent celle des maires des deux villes. « Nos hôpitaux sont conçus pour des petites villes. On ne peut plus revenir à la situation antérieure, quand les urgences et les salles d’accouchement étaient remplies de Marocains », insiste au téléphone Eduardo de Castro, le maire de Melilla élu grâce au soutien d’un parti local musulman. « Il y a encore trois ans, certains services de notre hôpital de Melilla travaillaient au même rythme que le principal hôpital de Saragosse », ville de 667 000 habitants, affirme un ancien conseiller municipal.
Le sentiment qui prévaut parmi certains diplomates espagnols ayant une longue expérience du Maroc, c’est que l’Espagne a obtenu une trêve, mais pas la paix éternelle. D’ici quelques mois, peut-être après les élections législatives de 2023, Rabat reviendra à la charge avec d’autres revendications. Après tout, Nasser Bourita l’a dit à mots couverts, il veut que l’Europe « sorte de sa zone de confort » pour suivre l’exemple américain, c’est-à-dire la pleine reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara occidental.
CRISE OUVERTE AVEC ALGER
La diplomatie espagnole a certes mis un point final à la crise avec le Maroc, mais il en a ouvert une autre avec l’Algérie. Le lendemain de la publication de la lettre de Sánchez au roi, Alger a rappelé en consultation Saïd Moussi, son ambassadeur à Madrid. Dans les colonnes du journal TSA, Amar Belani, ambassadeur chargé du suivi du Sahara occidental au ministère des affaires étrangères, exprime son mécontentement. « L’Espagne de Pedro Sanchez a perdu son âme pour un plat de lentilles », affirme-t-il.
Les autorités algériennes ont aussi fait comprendre, par voie de presse, qu’elles allaient durcir leurs exigences dans les négociations sur l’augmentation du prix du gaz que l’Algérie délivre à l’Espagne, à travers le gazoduc Medgaz. Le ministère des transports a par ailleurs refusé la demande de la compagnie aérienne Iberia d’augmenter ses fréquences sur Alger.
Pour apaiser Alger, le ministère de l’intérieur espagnol a expulsé le 24 mars, par vol spécial vers Chief, Mohamed Benhlima, un caporal exilé en Espagne depuis 2019 dont la justice algérienne réclamait l’extradition après l’avoir condamné à dix ans de prison pour terrorisme. Proche du mouvement islamiste Rachad, Benhlima dénonçait sur YouTube la corruption au sein des forces armées algériennes. Il n’a pas obtenu l’asile en Espagne et est le premier Algérien déporté par avion pour montrer la bonne volonté de Madrid. Les rapatriements sur l’Algérie se faisaient exclusivement par bateau. Aucun autre pays européen n’a expulsé vers l’Algérie des militants de Rachad.
UNE MOTION PARLEMENTAIRE DÉSAVOUE SÁNCHEZ
Sur le plan intérieur, Sánchez paye un lourd tribut pour cet alignement sur le Maroc. Sur proposition de Podemos, le mouvement de gauche qui fait pourtant partie de sa coalition gouvernementale, et de deux formations nationalistes basque et catalane, les députés ont voté jeudi 7 avril, alors qu’il s’envolait pour Rabat, une motion soutenant les résolutions des Nations unies et ne mentionnant pas le plan d’autonomie. Interprétée comme un désaveu du chef du gouvernement, la motion a obtenu 168 voix, dont celles du Parti populaire de droite. L’extrême droite de Vox (51 voix) s’est abstenue et le parti socialiste de Sánchez s’est retrouvé seul à s’y opposer avec ses 118 députés. Certains d’entre eux ont d’ailleurs avoué devant les caméras qu’ils n’avaient eu d’autre choix que de respecter la discipline de vote.
Ce résultat n’augure nullement d’un retournement de situation au cas où le nouveau leader du Parti populaire Alberto Nuñez Feijoo arriverait au pouvoir après les élections législatives de 2023. Il est probable que, pour éviter une nouvelle crise avec Rabat, la diplomatie espagnole continuera à soutenir l’initiative marocaine d’autonomie.
Journaliste espagnol, il a couvert le Maghreb pour le journal El País, puis pour le quotidien concurrent El Mundo ; il collabore actuellement à El Confidencial. Il est l’auteur de Vecinos alejados (Galaxia Gutenberg, 2006), un essai sur les relations entre le Maroc et l’Espagne.