29 MARS 2020 PAR RACHIDA EL AZZOUZI
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Acharnement judiciaire sur le militant Karim Tabbou, arrestation du journaliste indépendant Khaled Drareni, activistes harcelés… Le régime algérien règle ses comptes avec les voix du « Hirak », le mouvement de contestation lancé il y a plus d’un an.
Karim Tabbou devrait être avec sa femme, ses enfants, sa famille, confiné chez lui, à Douera, au sud-ouest d’Alger, à se protéger du Covid-19, comme plus de la moitié de l’humanité. Il est en prison, toujours derrière les barreaux, alors qu’il n’a commis aucun délit, aucun crime, sauf celui d’œuvrer pour l’avènement d’un État de droit dans son pays. Jeudi 26 mars, le militant politique, âgé de 46 ans, figure de l’opposition et du « Hirak », le puissant mouvement populaire en cours, se préparait pourtant à quitter la prison de Kolea, où il croupit depuis septembre 2019.
Il avait purgé sa peine – un an de prison (six mois ferme couverts par la « détention préventive », six mois avec sursis) – prononcée par le tribunal d’Alger pour « atteinte à l’unité nationale », l’un de ces chefs d’inculpation iniques, infligés aux voix critiques pour les bâillonner.
Figure parmi les plus en vue du Hirak, Karim Tabbou, le coordinateur de la jeune Union démocratique et sociale (UDS), croupit en prison depuis septembre. © Kahina NourCompte-tenu de l’épidémie galopante de coronavirus et conscient de sa grande popularité, Karim Tabbou avait demandé à ses sympathisants de ne pas venir l’attendre à sa sortie pour ne pas contrevenir aux règles de confinement. Mais à l’heure où il se réjouissait de recouvrer la liberté, la machine judiciaire accentuait son acharnement. À la stupeur générale, à commencer par la sienne, Karim Tabbou n’a pas été libéré. Quarante-huit heures avant sa libération, la justice a programmé en catimini son procès en appel.
Ses avocats, qui n’ont pas été informés au préalable comme l’exige le code de procédure pénale, ont réclamé le report du procès. En vain. Karim Tabbou, dont l’état de santé se dégrade, fera même un malaise dans la salle d’audience sans que le tribunal ne suspende le procès. Pire : son sursis, prononcé en première instance, a été transformé en peine de prison ferme, soit six mois de plus à croupir dans la geôle pour une opinion qui déplaît au régime.
En Algérie, la répression ne connaît pas de répit, malgré la pire crise sanitaire que le pays ait eu à affronter. Pour le régime, c’est l’occasion plus que jamais de sévir en toute impunité, tandis que les regards sont braqués ailleurs et que le Hirak est en pause forcée à cause du Covid-19. À travers le pays, sur les réseaux sociaux, la colère et l’indignation sont immenses devant tant d’acharnement. Personne n’oublie que Karim Tabbou, une voix et un visage parmi les plus en vue du Hirak, avait été placé en détention une première fois le 12 septembre pour « atteinte au moral de l’armée », puis libéré le 25 septembre, avant d’être à nouveau arrêté dès le lendemain et incarcéré cette fois pour « incitation à la violence ».
Partout, des gens brandissent le portrait et réclament la libération immédiate de l’ancien premier secrétaire du Front des forces socialistes (FFS), le plus ancien parti d’opposition d’Algérie, désormais à la tête d’une petite formation, l’Union démocratique et sociale (UDS), qu’il n’a jamais pu enregistrer à cause des bâtons que le pouvoir lui mettait dans les roues.
Les associations de défense des droits humains dénoncent « un procès politique » ; les avocats, dont ceux du barreau d’Alger, ainsi que l’Union nationale des ordres des avocats fustigent des « atteintes aux droits de la défense ». Le parquet d’Alger a rejeté ces accusations. Il assure que la procédure a été respectée.
« Tout indique que la machine judiciaire veut lui infliger le même sort qu’à Kamel Eddine Fekhar et Mohammed Tamalt, tous deux morts en prison, victimes de mauvais traitements », écrivent dans une tribune publiée dans le Club de Mediapart plusieurs collectifs, syndicats, associations qui œuvrent pour la démocratie de part et d’autre de la Méditerranée. Ils condamnent « la mise à mort programmée d’un militant politique » et ont raison de rappeler qu’en Algérie, on peut mourir en prison pour avoir exprimé des opinions politiques qui déplaisent au pouvoir.
Le 28 mai 2019, en plein souffle révolutionnaire, le prisonnier politique Kamel Eddine Fekhar, figure de la cause mozabite, une minorité berbérophone d’Algérie, est décédé en prison après cinquante jours de grève de la faim. Tandis que l’Algérie manifestait et cherchait à se libérer des despotes, ce drame jetait une lumière crue sur le sort réservé aux détenus politiques et d’opinion, ainsi que sur l’abus de détention provisoire des autorités qui jettent en prison sans juger, l’une des marques des régimes autoritaires.
La mort de Kamel Eddine Fekhar rappelait celle du journaliste Mohamed Tamalt moins de deux ans plus tôt, autre prisonnier politique, décédé dans sa geôle après une grève de la faim.
Zahra, l’épouse de Karim Tabbou, voile rose pastel et blanc, et leurs enfants ouvrent en famille le cortège de soutien appelant à la libération de son mari lors d’un vendredi de manifestation à Alger, en novembre 2019. © Kahina NourPour le sociologue algérien Lahouari Addi, la raison de l’acharnement est très simple. Le régime veut neutraliser Karim Tabbou, « voyant en lui celui sur lequel se cristallise à l’échelle nationale le rejet du régime » : « En l’emprisonnant, le régime croit faire cesser le rejet du régime. La France coloniale avait agi de la même manière en kidnappant et en arrêtant Ben Bella et ses compagnons, croyant “avoir décapité la rébellion”, comme le titraient les journaux. Mais la “rébellion” avait continué en se donnant d’autres chefs. »
« Karim Tabou est un thermomètre qui indique l’ampleur du rejet du régime, poursuit le chercheur. Ce qui le gêne, c’est la dimension nationale de Karim Tabbou et aussi le large consensus idéologique qu’il suscite. Ses discours où il demande que les généraux remettent la souveraineté usurpée au peuple sont prononcés en arabe classique et dialectal, en amazigh et en français. Son respect pour les valeurs de l’islam exprime son enracinement dans les profondeurs de sa société et exprime son respect pour les croyances de ses parents qui lui ont donné le prénom de Karim, “le généreux”. »
Karim Tabbou n’est pas la seule victime d’un régime qui profite du coronavirus pour mater les voix dissidentes, comme un avertissement au peuple qui a fait preuve d’une grande maturité en restant confiné chez lui et en interrompant la chorégraphie hebdomadaire des manifestations. De nombreux militants sont dans le viseur.
Cette semaine, c’est le journaliste trentenaire Khaled Drareni, bien connu des médias internationaux, qui couvre depuis la première heure et sans discontinuer le Hirak, qui a été jeté en prison. Arrêté le 7 mars dernier alors qu’il couvrait une manifestation réprimée par la police, il a été placé en garde à vue pendant trois jours, puis inculpé des chefs d’« incitation à attroupement non armé » et d’« atteinte à l’intégrité du territoire national ».
Placé sous contrôle judiciaire, les autorités ont annulé cette décision le 25 mars pour le mettre en détention provisoire. Il a été arrêté par la police au lendemain du procès inique en appel de Karim Tabbou, provoquant le tollé des ONG de défense des droits humains et de la liberté de la presse. L’ONG Reporters sans frontières (RSF), dont Khaled Drareni est correspondant, dénonce « l’utilisation éhontée du Covid-19 par le régime algérien pour régler ses comptes avec le journalisme libre et indépendant ».
« À une période où la pandémie de Covid-19 met en évidence l’importance de rapporter des faits exacts, les autorités algériennes ont préféré opter pour restreindre la libre circulation de l’information », renchérit le Comité pour la protection des journalistes (Committee to Protect Journalists, CPJ), basé aux États-Unis, qui rappelle que trois journalistes sont actuellement emprisonnés en Algérie. « Le pouvoir profite de ce que le monde est occupé par le coronavirus pour accélérer la répression du Hirak », fustige pour sa part Human Rights Watch (HRW).
Karim Tabbou, ovationné ici à Paris place de la République, lors de la première manifestation de la diaspora algérienne en soutien au Hirak, le 24 février 2019. © Rachida El Azzouzi
Lundi 23 mars, tandis que l’épidémie gagnait de nouvelles régions et provoquait de nouveaux morts, c’est un autre visage du Hirak, emprisonné depuis cinq mois, qui essuyait une parodie de procès, Abdelouahab Fersaoui, le président du Rassemblement actions jeunesse (RAJ), une association citoyenne en première ligne de la contestation.
Le procureur a requis deux ans de prison ferme à l’encontre de cet universitaire de 39 ans, arrêté en octobre dernier, alors qu’il participait à un rassemblement demandant la libération des détenus d’opinion. Le verdict a été ajourné au 6 avril. Comme à tous les militants du Hirak emprisonnés, on lui colle l’accusation d’« atteinte à l’intégrité du territoire national » et celle d’« incitation à la violence ». D’autres activistes ne sont pas encore en prison mais inquiétés, harcelés, comme autant de signes d’un durcissement de la répression en pleine pandémie, à l’instar de l’étudiante Anais Matari, en tête des cortèges estudiantins du mardi, convoquée par la police également cette semaine.
« Par devoir de communion face à la menace virale, il était légitimement attendu du pouvoir des mesures d’apaisement comme l’effacement des condamnations prononcées à l’encontre des détenus politiques et d’opinion, l’extinction des poursuites en cours et l’arrêt des actes de répression. Hélas, il n’en est rien. Le pouvoir a fait le choix inverse, celui d’ajouter de la colère à l’inquiétude », déplore Djamel Zenati, autre voix de l’opposition.
« Comme durant la décennie sanglante, le pouvoir entretient un niveau de menace de manière à justifier le tour de vis sur l’expression libre et l’action politique, constate cette figure du mouvement culturel berbère. Cependant, la gestion opaque et désastreuse de l’épidémie sur fond de dérive policière et judiciaire installe peu à peu le pays dans un climat de peur, d’incertitude et d’indignation. Un mélange explosif susceptible de produire le pire. La cible est la révolution citoyenne. À défaut de l’anéantir, la pousser à l’erreur fatale. »