Le 27 octobre 2019, les magistrats avaient entamé une grève générale illimitée – inédite dans l’histoire du pays- à l’ombre d’un mouvement populaire sans précédent. Mais le 5 novembre 2019, le Syndicat national des magistrats (SNM) a appelé ses membres à suspendre leur grève dès lors que les négociations avec le ministère de tutelle ont débouché sur un accord réévaluant leurs conditions socioprofessionnelles.
Beaucoup d’Algériens qui s’étaient réjouis de la « révolte » d’un corps d’État réputé conservateur et dans les mains du régime ont été frustrés que les magistrats, soutenus par une partie du mouvement populaire suite à l’affaire du tribunal d’Oran, aient sacrifié l’indépendance de la justice sur l’autel de leurs revendications « corporatistes ».
Mais pouvait-il en être autrement ? À quelques exceptions près, les magistrats n’ont jamais été à la hauteur du mouvement populaire et ses revendications. Bien que les juges soient légalement soumis à un devoir de réserve, ils auraient pu, dans les limites de leur fonction, refuser la politique de la compromission, de la justice du « téléphone », et prendre des décisions justes dans les centaines de procès engagés contre les citoyens investis dans le Hirak.
Bien au contraire, par leur soumission et leur allégeance, les magistrats ont rendu de bons et loyaux services au régime. Si dans les régimes démocratiques les juges ne sont pas soumis aux injonctions de l’État, ils incarnent dans l’Algérie post-22 février un « appareil d’État », un artifice de coercition légale au service du plus fort qui condamne nos frères et nos sœurs et emprisonne les plus vaillants de nos combattants.
Reste que l’« affaire » des magistrats est riche en leçons. Premièrement, elle a confirmé aux Algériens qu’ils ne peuvent compter sur les magistrats pour défendre la justice et son indépendance. C’est aux Algériens engagés dans le Hirak de lutter au nom de la justice et pour la constitution d’un pouvoir judiciaire indépendant du politique et du militaire.
Deuxièmement, cette grève doit interpeller les Algériens sur l’avenir de la justice. L’émergence d’une justice indépendante est conditionnée par la mise en place d’une transition démocratique. Celle-ci est le seul cadre politique qui permet de passer d’un régime autoritaire vers un régime démocratique, en concrétisant la séparation des pouvoirs (judiciaire, exécutif et législatif) et l’adoption d’une nouvelle constitution souveraine.
La transition démocratique permettrait aux magistrats de constituer un vrai pouvoir judiciaire, indépendant de toute forme d’influence, qui s’exerce dans le cadre de la loi, et rendue au nom du peuple.
À l’évidence, une justice indépendante ne peut voir le jour suite à des élections présidentielles, d’autant plus que celles-ci sont hypothétiques, illégitimes et imposées de manière brutale. Pourquoi? Car l’État de droit dont la justice est la pierre angulaire est un préalable à tout régime démocratique. Et sans une démocratie, les élections ne servent à rien, mis à part à valider le statu quo, soit la non-indépendance de la justice et le maintien du régime.
La transition démocratique est le seul moyen de se prémunir contre les dérives de la Constitution de 2016 – un texte caduc mais à partir duquel le régime maintient sa tutelle sur la justice-. L’article 173 de la Constitution par exemple stipule que « le Conseil supérieur de la magistrature est présidé par le Président de la République » alors que l’article 174 mentionne que le Président « décide de la nomination, de la mutation et du déroulement de la carrière du juge ».
Même le nouveau chapitre sur « La surveillance des élections » (article 194) stipule que la Haute Instance est composée « de magistrats proposés par le Conseil supérieur de la magistrature, nommés par le Président de la République ».
Ces quelques articles sont là pour rappeler qu’une justice indépendante ne peut se faire sans la réécriture de la constitution actuelle, un texte de loi illégitime et autoritaire. Que la nouvelle constitution doit émaner des institutions de la transition démocratique, et non de la bienveillance et de la magnanimité d’un président illégitime.
Si le syndicat des magistrats fait l’autruche sur l’avenir de la justice, il y a toutefois des membres de la corporation qui reconnaissent l’urgence d’agir, et ce, en engageant le pays dans la voie de la transition démocratique. Car la grève des magistrats a non seulement provoqué une fracture au sein de la corporation, elle a, surtout, fragilisé davantage l’autorité du juge et ruiné le peu de confiance que les Algériens accordaient à la justice.
Raouf Farrah –
7 novembre 2019