27 MARS 2020 PAR RACHIDA EL AZZOUZI
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La région de Blida totalise près de la moitié des contaminations au coronavirus en Algérie. Ses habitants, soumis à un confinement strict, pleurent leurs morts sans pouvoir les accompagner selon les rites. Les professionnels de santé se préparent au pire.
Cherifa Kheddar ne croit pas le ministère de la santé algérien qui comptait, jeudi 25 mars, 367 contaminations au coronavirus dans le pays dont 25 décès, faisant de l’Algérie le troisième pays d’Afrique le plus touché après l’Afrique du Sud et l’Égypte. La présidente de Djazairouna, une association de victimes du terrorisme pendant la décennie noire, figure du combat contre l’impunité des bourreaux et l’amnésie collective, dénonce comme tant d’autres « des chiffres sous-évalués ».
Et pour cause : elle habite la wilaya (région) de Blida, « le Wuhan algérien », à une heure d’Alger dans la plaine de la Mitidja, où plus de 167 personnes sont atteintes du Covid-19 selon les autorités, soit près de la moitié des cas déclarés dans le pays qui a bouclé ses frontières. Cherifa ne compte plus les morts qu’elle connaît autour d’elle : « Cela fait trop mal. » Elle dit s’être arrêtée à seize, bien plus que les chiffres des autorités, et sans intégrer les derniers : l’infirmier et l’ambulancier décédés à l’hôpital de Boufarik, son cousin par alliance emporté en quelques jours après avoir séjourné chez sa fille dans le sud de l’Algérie…
Les soignants de l’hôpital de Boufarik dans la région de Blida se préparent au pire. © Billal Bensalem / NurPhoto / NurPhoto via AFPRien que dans le quartier de son enfance, à Kouchet Djir, au cœur de la ville des roses ainsi qu’on surnomme Blida, Cherifa a compté sept familles entières frappées par le deuil plusieurs fois. « Mercredi, la police et une équipe médicale sont venues chercher mon voisin, le frère d’une cousine par alliance décédée début mars. Elle est morte du corona mais à l’époque, elle n’a pas été détectée et comptabilisée comme telle car le premier cas à Blida pour les autorités date du 12 mars, sauf que son mari vient de mourir du corona il y a quelques jours. Donc ils se décident maintenant à faire une enquête sanitaire, pour voir qui a été en contact avec eux. »
Confinée avec plusieurs générations, sa mère, son frère, sa sœur, les petits neveux et nièces, dans la maison familiale, Cherifa, la cinquantaine, remonte le temps tout en jonglant avec les téléphones qui sonnent de toutes parts, le fixe, le portable : « On a su que le corona circulait à Blida, non pas grâce aux autorités, mais grâce à un Algérien de Marseille qui était venu visiter sa famille. En rentrant en France, fin février, il a été testé positif. Il a pris son téléphone et il a prévenu ceux qui avaient croisé son chemin, surtout qu’il avait participé à un mariage et à un enterrement. »
Plus que l’inquiétude d’être contaminée, c’est la tristesse qui envahit la militante. « Nous sommes très tristes. Ce sont des proches, ou des connaissances qu’on a fréquentées, qui décèdent de manière fulgurante. On ne peut même pas assister aux enterrements, participer aux condoléances car les regroupements sont interdits. Les familles sont condamnées à être seules dans le deuil sans prières des morts à la mosquée, à la maison, alors que nous avons des rituels religieux très importants au premier, deuxième, troisième, quarantième jours de décès, etc. Cela ajoute encore de la peine. La police encercle les habitations où il y a eu des morts pour que personne n’y n’accède. »
Depuis lundi 23 mars, dans l’espoir d’endiguer l’épidémie, toute la wilaya de Blida, qui concentre plus d’un million d’habitants, est totalement confinée pour dix jours renouvelables. Interdiction d’y entrer ou d’en partir. Interdiction de sortir de chez soi sauf cas dérogatoire. Quand le reste du pays est encore soumis à une quarantaine beaucoup moins stricte à l’exception de la capitale Alger sous couvre-feu de 19 heures à 7 heures.
Blida n’est pas n’importe quelle région d’Algérie. C’est une région meurtrie qui a payé un lourd tribut pendant la guerre d’indépendance contre le colon français mais aussi pendant la décennie noire. Les stigmates des têtes égorgées, des assassinats, des viols et des tueries de masse (dont Bentalha, plus de 450 personnes tuées en 1997), perpétrés durant la « sale guerre » à la fin des années 1990 par les terroristes islamistes mais aussi par les milices civiles armées par l’État, l’armée et les services, sont encore dans toutes les mémoires.
Avec la mise en quarantaine, beaucoup de ceux qui ont vécu cette période parmi les plus traumatisantes de l’histoire algérienne voient les souvenirs affleurer et tentent même une comparaison. Cherifa Kheddar, qui a perdu sa sœur avocate et son frère architecte assassinés par des islamistes le 24 juin 1996, s’y refuse : « Cela n’a rien à voir. Ce n’est pas le même confinement qu’au temps du terrorisme. À l’époque, nous étions sous la terreur, proprement terrorisés. Même si tu fermais ta porte, des terroristes pouvaient entrer et assassiner devant tes yeux tes enfants. Là, nous sommes face à une maladie, certes mortelle, mais nous vivons dans la paix. »
C’est aussi l’avis de Halima, 26 ans, infirmière, qui n’a connu ce trauma qu’à travers les tabous et les silences de ses aînés. Au téléphone, elle crie une colère qui fait écho à celle qui submerge tant l’Europe que la France : « C’est la panique chez les patients mais aussi chez nous, soignants. On travaille dans des conditions insupportables parce que le problème du coronavirus a été pris à la légère et parce qu’on est en Algérie, qu’ils ont laissé les hôpitaux à l’abandon, qu’on paie des décennies de mauvaise gestion et d’incompétence avec Bouteflika et ceux qui étaient au pouvoir avant lui. »
Halima raconte que « personne n’assure son rôle, si tu te plains, ton chef de service te dit qu’il n’est pas responsable, qu’il faut voir au-dessus de lui et ainsi de suite », qu’ils « manquent de tout », enfilent des sacs poubelle en guise de blouses ! Son hôpital a lancé un appel aux dons pour récupérer le matériel de base pour se protéger, des blouses, des masques FFP2, du gel, des savons, des bavettes. Sur les réseaux sociaux, les appels à l’aide des professionnels de santé se multiplient.
Des cagnottes sont lancées y compris par la diaspora à travers le monde à l’instar de celle-ci, qui totalise 15 000 euros, lancée par un médecin algérien exerçant à l’étranger. Ce qui ne plaît pas aux autorités. Si jamais des dons ont lieu hors du circuit de la pharmacie centrale des hôpitaux, les administrations grondent, ne perdant pas la main bureaucratique tandis que sur le terrain, on se prépare au pire, « à prendre la vague », « le pic d’ici trois semaines ».
Urgent عاجل
26/03:
Hôpital Boufarik مستشفى بوفاريك
Sit-in de protestation du staff médical pour exiger le départ des responsables de l’hôpital:
Les médecins et les infirmiers et le personnel de l’hôpital souffrent du manque des moyens, surtout avec le Coronavirus.13012:31 – 26 mars 2020Informations sur les Publicités Twitter et confidentialité95 personnes parlent à ce sujet© epsilonov71
Dans le journal El Watan, la professeur Rabea Benaida, cheffe de l’« UMC Coro », le service d’urgences dédié aux cas les plus lourds à l’hôpital Frantz-Fanon de Blida, implore les Algériens de rester chez eux, de respecter le confinement, de ne pas mettre les pieds à l’hôpital pour visiter les malades. Pour leur santé et celle de leurs proches.
« Si la situation est plus ou moins maîtrisable aujourd’hui, elle risque de ne plus l’être dans les jours à venir avec un nombre de plus en plus important de malades en détresse respiratoire. Nous avons perdu huit malades et rien n’indique que les 14 qui sont sous respiration artificielle s’en sortent, même si un cas a pu survivre à cette rude épreuve et trois patients ont regagné leurs domiciles », prévient-elle alors qu’une quinzaine de patients, venus des autres hôpitaux de la région (El Affroun, Boufarik, Fabor) sont en soins intensifs et que le service ORL et la chirurgie cardiaque ont été transformés en zone Covid.
Devant la journaliste Salima Tlemçani, qui décrit un hôpital arrosé à l’eau de Javel, elle se retient de craquer, les larmes aux yeux : « Aujourd’hui, j’ai mis ma bavette parce que mon fils de 10 ans m’a fait promettre de la mettre dès que je rentre au service. En plus, j’apprends que mon cardiologue a été déclaré positif. Il y a une dizaine de jours, je suis allée à son cabinet. Il me faisait des reproches pour n’avoir pas quitté le secteur public. Aujourd’hui, il est déclaré atteint du coronavirus. Il a à peine 40 ans et je ne lui connais pas de maladies chroniques. Il va très mal. »
Sur les réseaux sociaux, dans des posts ou des vidéos, les professionnels de santé se succèdent pour alerter la population et le régime du drame en cours. Jeudi 26 mars, au lendemain de la mort d’un ambulancier contaminé par le coronavirus, une partie du personnel de l’hôpital de Boufarik a manifesté et dénoncé devant l’établissement une gestion problématique de l’épidémie par le chef du service d’infectiologie, ainsi que la « hogra », ce mot qui dit en arabe l’humiliation, le mépris, l’injustice. « On demande un médecin chef du terrain, pas un médecin du bureau » ; « Les personnels de l’hôpital de Boufarik en danger », pouvait-on lire sur les pancartes.
Comme nous le rappelions encore ici, les hôpitaux algériens souffrent. Gangrenés par la corruption, le manque de moyens humains et financiers, la pénurie de médicaments, le délabrement des infrastructures, ayant provoqué l’exode massif des médecins à l’étranger, notamment en France (où ils sont plus de 10 000), ils sont le miroir grossissant des grands maux de l’Algérie, paupérisée par vingt ans de boutéflikisme, et pas armés pour affronter une telle pandémie.