Le 16 avril 2013, à Tadamon, quartier de Damas, des membres des forces armées syriennes abattent un à un des dizaines de civils dans une fosse commune, puis les incinèrent. Des images de ce massacre exfiltrées en avril 2022 ont donné lieu à des plaintes pour crime de guerre déposées dans plusieurs pays d’Europe. Elias Khoury se souvient.
CONFLITS > ELIAS KHOURY > 6 JUILLET 2022
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Texte original paru en arabe dans Al-Quds al-Arabi, le 2 mai 2022.
Hier je n’avais plus d’yeux pour voir.
Jeté dans une fosse au quartier Tadamon, j’ai été converti en une poignée de cendres.
Traîné, menotté, les yeux bandés, j’ai avancé comme on me l’avait ordonné. Plus vite, ont-ils dit, j’ai dû accélérer le pas. J’étais incapable de voir devant moi. J’ai perdu la voix, et mes yeux ont été effacés. Envahi par les flammes, je me suis uni aux exhalaisons des pneus, au fond du trou.
Je n’ai pas besoin de tombe, la mienne est faite de fumée. Je ne demande rien, je ne sollicite la pitié de personne.
Je suis un aveugle au milieu des aveugles, une victime parmi les victimes. Je suis la fumée noire qui se dégage de l’abîme. C’est ce que j’étais, c’est ce que je serai. Je ne réclame rien. Je ne veux rien.
***
Ces paroles furent dites par la fumée et moi, maintenant, je trahis la fumée. Je me trahis moi-même pour avoir vu, pour avoir lu. Je trahis la vie parce que je suis encore capable de respirer. Je trahis les morts afin de ne pas mourir avec eux.
Si je vous disais que je n’ai pas pu dormir, ce serait comme me moquer de moi-même, car si je n’ai pas pu fermer l’œil hier, je m’endormirai probablement aujourd’hui, ou demain, ou même après-demain.
Non, ce n’est pas de vous que je me moque, mais de moi-même et de ma capacité à oublier. J’oublierai le massacre de Tadamon tout comme j’ai oublié celui de Sabra et Chatila, celui de Deir Yassine, celui d’El-Bayyada, celui de Tall Al-Zaatar ou celui de Damour.
Les souvenirs s’accumulent, recouvrent le sang, puis se dissipent et se transforment en moments fugaces dont nous nous souvenons uniquement afin de camoufler l’oubli, tout en prétendant que nous n’avons pas oublié.
L’horreur syrienne — dont le site Al-Jumhuriya avait publié certains détails et dont The Guardian britannique avait diffusé quelques séquences filmées lors du massacre qui eut lieu au quartier Tadamon à Damas — constitue un point repère par ces temps de catastrophes répétées.
La parole n’est plus de mise, toute description du massacre demeure en deçà de l’expression, les mots ont été galvaudés, car, comment peut-on décrire les tombes faites de fumée ?
Les massacres ont tué la langue, l’oubli a tué la mémoire.
Comme quelqu’un qui crie dans son rêve et que personne n’entend, nous crions aujourd’hui, sans voix, sans souffle.
En lisant et en regardant, je me pose la question : comment vivre dans ce gouffre qu’on appelle pays ? Comment avancer dans ces rues qui regorgent de victimes ? Comment oser parler en présence du silence ?
J’ignore comment j’ai pu regarder le visage de l’assassin, comment j’ai supporté de voir sa main brandissant le fusil qui a tiré sur les victimes. J’ai pourtant regardé et j’ai vu. La curiosité envers le crime est aussi odieuse que le crime lui-même.
Sommes-nous devenus des prédateurs ? Des prédateurs innocents contemplant d’autres prédateurs en train d’organiser le crime ? Le destin auquel nous aspirions en encaissant les coups d’une mémoire qui s’éveille et qui se rendort, dont la seule fonction est de nous rappeler que nous ne sommes pas innocents.
Les survivants de l’hécatombe de la fumée, c’est-à-dire nous, ne sont pas innocents, car le témoin devient complice, même lorsqu’il se sent triste, se disculpe ou condamne.
Que faire de toute cette obscurité qui habite notre âme ? Comment pouvoir continuer ? En effet, le verbe « continuer », c’est-à-dire poursuivre notre vie, est devenu le sésame de nos jours. Comment pouvoir continuer tout en préservant notre raison et notre équilibre moral au milieu de cette houle de chagrins, de désespoir et de sentiment de vanité qui nous emporte ?
Si nous le pouvons, c’est parce que nous oublions. Or le crime ne s’efface pas, il est toujours présent, ici et maintenant. Nous vivons avec le crime, nous adoptons une morale sans morale, nous tolérons l’intolérable en répétant l’adage que « le vivant vaut mieux que le mort. »
Quelle absurdité ! Nous nous corrodons dans l’absurdité et nous n’avons pas le choix. Nous survivons parce que nous n’avons pas le droit de mourir, la mort est devenue horriblement vulgaire.
Mais comment continuer ? À l’instar des cadavres au pays de la destruction ? Pourrons-nous retrouver notre voix ? Ne dites pas que la voix s’est dissipée dans l’écho, car ces échos qui résonnent dans nos cœurs sont ceux des victimes.
Allons renouer avec le silence des victimes pour retrouver nos voix. Déchiffrons les signes qui nous parviennent de la fumée de la mort échappant des fosses communes. La fumée raconte que le crime n’est pas personnel, il n’est pas un caprice ni un acte de vengeance comme le prétend le bourreau Amjad Youssef, il n’est pas non plus un plaisir délectable comme cela apparaît sur la photo de Najib Al-Halabi.
Le crime est tout un système structuré. Nous vivons sous le régime du crime, il semble chaotique, sauf lorsqu’il fonctionne selon un tempo bien rodé, fondé sur l’assujettissement des humains. Il ne s’agit pas d’une invasion extérieure aux visées claires et nettes, mais d’une structure aguerrie qui procède avec une violence d’une extrême rationalité et qui assassine pour des objectifs bien précis. C’est une domination d’un autre type, comparable aux procédés des bandes mafieuses qui pillent, qui sévissent et qui exécutent.
Le régime criminel est obsédé par le concept de vengeance en assassinant les gens de manière avilissante. C’est ce qu’on constate des photos prises par César, dont nous nous souvenons aujourd’hui alors que nous fixons celles du quartier Tadamon. Les assassins ne sont ni des prédateurs ni des malades mentaux, ils font partie d’un immense appareil, d’un moulin sinistre qui ne cesse de tourner. Cette machine, qui culmine dans le massacre syrien perpétuel, subjugue aujourd’hui le Machrek arabe dans son ensemble, de la Méditerranée jusqu’à la mer Rouge, il transforme nos pays en un immense cimetière pour les humains et pour la parole. Un cimetière sans stèles… Une fumée qui engloutit la parole… Le silence…
Le cimetière de fumée du quartier Tadamon nous rappelle que nous vivons dans le néant des décombres et que nous devons lutter avec nos mains. Si nous ne le pouvons pas, ce sera avec notre voix, et si nous ne le pouvons toujours pas, ce sera avec notre mort.