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Par : HANAFI SI LARBI
« Depuis 1962, ceux qui se sont hissés par la force à la tête du pays ont tendance à moins invoquer la Justice. Ils ont confondu droits du peuple à disposer de lui-même et droit de l’Etat à disposer du peuple”, disait Me Ali Yahia Abdenour que j’ai eu l’honneur de connaître au mois d’octobre 1988 lorsque la rue algérienne grondait et des jeunes Algériens tombaient sous les balles assassines libérées par d’autres Algériens. Cette timide mais forcée “ouverture démocratique” a permis à la jeunesse algérienne de voir sous son vrai visage le système dirigeant et de découvrir des figures jusque-là muselées, lorsqu’elles n’ont pas été emprisonnées, en résidence surveillée, forcées à l’exile ou carrément éliminées. Il était là cette mi-octobre 1988, Me Ali Yahia, en cher et en os, en compagnie de l’historien universitaire Mahfoud Kaddache et la célèbre actrice Isabelle Adjani venus dénoncer, au campus de l’université de Bouzaréah, la torture exercée contre les jeunes manifestants. Avec des mots simples, il avait su apaiser, lui le témoin des massacres à ciel ouvert un certain 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata commis par une armée “issue de la Révolution de 1789” contre une population civile, l’ardeur des étudiants qui voulaient, mains nues, en découdre avec les services de sécurité.
Depuis cette triste hécatombe de 1945, il a consacré 77 ans de sa vie pour le droit d’avoir des droits. D’abord pour sortir du joug colonial, ensuite pour ouvrir la voie aux pluralismes politique, syndical et culturel, au respect des droits de l’Homme, à la liberté d’expression et au refus de la violence pour prendre ou se maintenir au pouvoir.
Ali Yahia Abdenour, à 24 ans, adhère à la section PPA-MTLD de Miliana et rejoint le FLN en février 55 à Diar Saâda où il habitait et enseignait. Il s’investit alors dans la lutte syndicale, d’abord secrétaire du syndicat des dockers, ensuite il fera partie du noyau qui crée l’UGTA en février 1956.
Le 7 janvier 1957, à quelques jours de la Bataille d’Alger et en pleine préparation de la grève des Huit jours qui devait coïncider avec l’ouverture de la 11e session des Nations unies à New York, Ali Yahia Abdennour est arrêté par la DST de Bouzaréah. Il y passera 15 jours dans ses locaux avant d’être conduit aux camps d’internement d’abord à Berrouaghia, ensuite à Paul Gazelles (Aïn Oussera), et enfin celui de Bossuet au sud de Sidi Bel-Abbès. Dans ce dernier camp, il aura parmi les quelque 2 000 codétenus algériens un compagnon de fortune, un certain Mustapha Benouniche (le premier numéro d’El Moudjahid dont l’éditorial a été écrit par Abane Ramdane assisté de Benyoucef Benkhedda, sera imprimé dans sa maison à Kouba fin juin 1956).
À la libération d’Ali Yahia Abdennour du camp Bossuet en novembre 1960, il est expulsé d’Algérie. Il se rend d’abord en France avant de rejoindre Tunis où il est désigné en juin 1961 premier responsable de l’UGTA dont le siège était dans la capitale tunisienne. Du 4 au 15 décembre 1961, Ali Yahia Abdennour représentera l’UGTA au 5e Congrès syndical mondial à Moscou. Devant plus de 1 000 délégués représentant les organisations syndicales de 89 pays, il prononcera un discours qui fera date et sera fortement applaudi. Cette apparition publique, largement couverte par les journaux Le Monde et Le Figaro notamment, lui coûtera le plasticage de son appartement sis à Diar Saâda par le commando Delta de la tristement célèbre OAS.
Au lendemain de la signature des Accords d’Evian, le 19 mars 62, Ali Yahia Abdennour rentre à Alger. Son logement de Diar Saâda a été dynamité. Où ira-t-il ? C’est son fameux compagnon de fortune du camp Bossuet, Mustapha Benouniche, qui lui cédera les clefs du logement du 35, bd Bougara qu’il occupera jusqu’à son dernier souffle. Pour rappel, Mustapha Benouniche a été obligé de quitter sa maison de Kouba (la légendaire imprimerie clandestine d’El Moudjahid) suite aux menaces incessantes de l’OAS. Une fois l’indépendance acquise, il rejoindra sa villa de Kouba et concédera son logement où il était locataire temporaire à son compagnon de lutte Ali Yahia Abdennour.Ce dernier y habitera sans interruption à la même adresse, à l’exception des séjours “4 étoiles” dans les geôles du pouvoir post-indépendance pour des motifs purement politiques liés à la défense des droits de l’Homme entre autres. D’abord du 2 octobre 1983 au 14 mai 1984, ensuite du 10 juillet 1985 au 9 juillet 1986, et enfin du 15 décembre 1986 au 27 mars 1987.
Au 35, bd Bougara à El Biar, son modeste logement sera l’endroit où des politiques de tous bords dans ou en dehors du système, civils ou militaires, des journalistes et des anonymes en quête de réaction aux événements touchant au pays “y débarquent” ! Car son analyse immaculée et concise est une aubaine. Sans secrétaire ni assistant, il décroche lui-même son téléphone fixe dont le numéro est largement diffusé. Il ne sait pas dire non aux sollicitations diverses : la participation ou l’animation de conférences, la signature d’appels ou de déclarations, le soutien à des candidatures électorales, la défense d’un détenu politique quelle que soit sa chapelle…
Il est mort centenaire et m’a confié en juin de l’année écoulée qu’il “continue à penser que les Algérien(ne)s sont passionnés de politique. Ils ne veulent plus de partis qui leur dictent la ligne à suivre. Ils ont envie d’être libres, de dire ce qu’ils pensent. En un mot, ils veulent rénover le militantisme et inventer des partis aux frontières plus souples où les droits de l’Homme en sont la base.” À propos des cas de tortures révélés par les jeunes hirakistes, il me tint ce propos : “Sur les portes des établissements publics, il est écrit ‘entrez sans frapper’. À la porte d’entrée des commissariats de police ou des brigades de gendarmerie, il faut ajouter ‘on frappe à l’intérieur’.”
Paix à ton âme, Dda Abdenour. Repose en paix.