4 OCTOBRE 2021 PAR RACHIDA EL AZZOUZI
https://www.mediapart.fr/journal/international/
En reprenant les antiennes éculées de ceux qui veulent euphémiser les violences coloniales infligées par la France aux Algériens, l’Élysée donne des gages à l’extrême droite et ouvre une crise diplomatique d’une ampleur inédite avec l’Algérie.
«La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes. » Le 15 février 2017, Emmanuel Macron, alors en campagne pour le fauteuil présidentiel, déclenchait une tempête en France en tenant des propos inédits dans la bouche d’un responsable politique français sur l’antenne d’une télévision algérienne.
La droite, l’extrême droite mais aussi une partie de la gauche lui tombaient dessus tandis qu’en Algérie, on se réjouissait qu’enfin, après tant de décennies de déni, un candidat à la présidence de la République française ait le courage de regarder le passé en face.
« Honte à Emmanuel Macron qui insulte la France à l’étranger ! », fulminait Gérald Darmanin, alors sarkozyste et maire de Tourcoing, devenu depuis macroniste et promu ministre de l’intérieur. « Ni droite ni gauche, un jour pour la colonisation positive, un jour crime contre l’humanité », tweetait l’ancien premier secrétaire du parti socialiste Jean-Christophe Cambadélis. Allusion à un entretien d’Emmanuel Macron au Point quelques mois plus tôt, en novembre 2016, déclarant qu’il y a eu en Algérie « des éléments de civilisation et des éléments de barbarie ».
Près de cinq ans plus tard, le candidat LREM (La République en marche) de 2017 ne ressemble en rien au candidat LREM de 2022. Plus question de se mettre à dos la droite et l’extrême droite françaises qui saturent le débat public de leurs obsessions identitaires : à sept mois de l’élection présidentielle, l’heure est au labour de leurs terres, même les plus nauséabondes. Quitte à sacrifier une relation franco-algérienne structurellement très compliquée et à faire un bond en arrière.
Lors d’une rencontre avec une vingtaine de descendants de protagonistes de la guerre d’Algérie jeudi 30 septembre, et relatée samedi 2 octobre par Le Monde, seul journal invité par l’Élysée, Emmanuel Macron a eu des mots peu amènes et jamais tenus jusqu’ici publiquement par un chef d’État français en exercice, à l’égard du pouvoir algérien et des fondements même de la nation algérienne.
« C’est terrible, se désole un diplomate français “catastrophé”. On revient à 2005. » Quand le traité d’amitié franco-algérien avait volé en éclats sous Jacques Chirac après que le Parlement français eut adopté une loi reconnaissant « le rôle positif » de la colonisation.
Dans un article intitulé « Le dialogue inédit entre Emmanuel Macron et les “petits-enfants” de la guerre d’Algérie », le journaliste Mustapha Kessous rapporte que le président français estime qu’après son indépendance en 1962, l’Algérie s’est construite sur « une rente mémorielle », entretenue par « le système politico-militaire », que l’« histoire officielle » est « totalement réécrite » et qu’elle « ne s’appuie pas sur des vérités » mais sur « un discours qui repose sur une haine de la France », que « le président [algérien] Abdelmadjid Tebboune » est pris dans « un système très dur », « un système fatigué », « fragilisé » par le Hirak (le soulèvement populaire qui a balayé en 2019 Abdelaziz Bouteflika récemment décédé). Des propos non démentis par l’Élysée qui ne s’arrêtent pas là.
« La construction de l’Algérie comme nation est un phénomène à regarder, a encore déclaré le président, toujours selon Le Monde. Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? Ça, c’est la question. Il y avait de précédentes colonisations. Moi, je suis fasciné de voir la capacité qu’a la Turquie à faire totalement oublier le rôle qu’elle a joué en Algérie et la domination qu’elle a exercée. Et d’expliquer qu’on est les seuls colonisateurs, c’est génial. Les Algériens y croient. »
En allant jusqu’à remettre en question l’État-nation algérien, en cherchant à mettre sur le même pied d’égalité l’interminable conquête française bien plus sanglante et meurtrière que la domination ottomane entre le XVIe et le XVIIIe siècle, et en reprenant ainsi les antiennes éculées de ceux qui veulent euphémiser les violences coloniales infligées par la France aux Algériens, ceux qui disent que l’Algérie n’est pas un pays, le président français donne des gages à l’extrême droite et ouvre une crise diplomatique d’une ampleur inédite à quelques mois de l’anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie (1954-1962) et son indépendance.
Ses propos incendiaires interviennent deux jours après la décision brutale de l’exécutif de réduire drastiquement le quota de visas accordés aux citoyens des pays du Maghreb, à commencer par les Algériens (lire ici notre article). Sous les ors de l’Elysée, devant la jeunesse héritière de la douloureuse mémoire franco-algérienne – des petits-enfants de pieds-noirs, de soldats, de harkis, d’indépendantistes du FLN et de juifs d’Algérie – Emmanuel Macron a justifié cette décision qui envenime encore les rapports très tendus entre les deux pays pour « ennuyer les gens qui sont dans le milieu dirigeant, qui avaient l’habitude de demander des visas facilement » et leur dire « si vous ne coopérez pas pour éloigner des gens qui sont en situation irrégulière et dangereux, on ne va pas vous faciliter la vie ».
« C’est terrible, se désole un diplomate français “catastrophé”. On revient à 2005. » Quand le traité d’amitié franco-algérien avait volé en éclats sous Jacques Chirac après que le Parlement français eut adopté une loi reconnaissant « le rôle positif » de la colonisation et que la France eut offert au monde entier le spectacle désolant d’une nation passéiste incapable d’assumer ses méfaits, ses crimes, ses pillages devant le miroir, se félicitant du bon vieux temps des colonies.
Tout le but de mon rapport est de ne pas donner de leçons d’histoire aux autres. C’est aux historiens d’écrire l’histoire qui ne peut pas être hémiplégique, ce n’est pas aux chefs d’État.
Benjamin Stora, historien
Emmanuel Macron, dont la candidature à l’élection présidentielle d’avril prochain ne fait pas l’ombre d’un doute même s’il ne l’a pas encore officialisée, a cessé de parler depuis bien longtemps de « crimes contre l’humanité » de la part de la France en Algérie. Il n’aura condamné les 132 ans d’oppression coloniale en Algérie qu’une seule fois tant qu’il était candidat à la présidentielle. Le credo de son quinquennat, martèle son entourage, c’est « ni excuses ni repentance ». Et d’être réélu à tout prix.
« Le deuxième mandat est devenu l’objectif presque unique de la fin du premier », constate auprès de Mediapart un ancien ambassadeur de France en Algérie. Un avis partagé de l’autre côté de la Méditerranée par plusieurs diplomates français qui déplorent une relation bilatérale et des efforts de bonne entente entre les deux pays « sacrifiés » par des visées électoralistes. « Macron est en train de se laisser dépasser par son souci de politique intérieure », abonde à son tour un ancien directeur Afrique et Moyen-Orient du Quai d’Orsay.
Le pouvoir algérien, qui avait convoqué trois jours plus tôt l’ambassadeur de France à Alger François Gouyette pour « une protestation formelle » après la décision de Paris de réduire de moitié les visas accordés aux Algériens, n’a pas tardé à réagir dans des proportions qui dépassent sa susceptibilité habituelle. Après avoir procédé samedi 2 octobre au « rappel immédiat pour consultation » de son ambassadeur, Alger a interdit le lendemain le survol de son territoire aux avions militaires français, qui empruntent depuis 2013 son espace aérien pour rejoindre ou quitter la bande sahélo-saharienne où sont déployées les troupes de l’opération antijihadiste « Barkhane ».
Un coup dur pour Paris qui est en train de quitter les bases militaires les plus au nord du Mali et qui s’apprête à réduire le nombre de soldats au Sahel d’ici à 2023. Alors que l’état-major français est depuis quelques semaines en pleine réorganisation de son dispositif dans cette poudrière, Emmanuel Macron braque l’un de ses partenaires clés dans la lutte contre le terrorisme. « Son attitude est politiquement, moralement, stratégiquement indéfendable. Les Algériens nous sont très utiles dans le Sahara, ils nous donnent des renseignements parfois en direct et sont capables de bloquer la frontière si des groupes terroristes cherchent à s’enfuir », confie un diplomate français.
Dans un communiqué, la présidence algérienne condamne « toute ingérence dans ses affaires intérieures » et « des propos irresponsables ». « Les propos en question [du président Macron] portent une atteinte intolérable à la mémoire des 5 630 000 valeureux martyrs qui ont sacrifié leurs vies dans leur résistance héroïque à l’invasion coloniale française ainsi que dans la Glorieuse Révolution de libération nationale », fait-elle savoir en avançant pour la première fois un chiffre officiel de victimes causées par la colonisation française en Algérie, de 1830 à 1962. Jusque-là, seul le bilan de la guerre d’indépendance était chiffré côté algérien à 1,5 million de martyrs.
Alger ne s’interdit pas de revoir ses relations économiques et commerciales avec la France, l’un de ses partenaires les plus importants qui a déjà perdu beaucoup d’influence, de contrats et qui a oublié, à l’heure d’une des plus graves crises énergétiques mondiales, que son principal fournisseur de gaz était l’Algérie.
« Déclaration de guerre ». « Humiliation du président »… Les réactions continuent d’être vives et scandalisées de l’autre côté de la Méditerranée. « Comment en est-on arrivés là, à quelques mois de la fin du mandat d’un président qui, quoi que l’on dise, a fait avancer le dossier de la mémoire et s’est toujours montré prudent quand il s’agit d’évoquer l’Algérie et sa situation interne ? », se demande le journal en ligne Tout sur l’Algérie (TSA) qui voit là « l’une des plus graves crises entre les deux pays depuis 1962, sinon la plus retentissante » et qui rappelle pourtant « la lune de miel » prometteuse entre les présidents Macron et Tebboune qui s’étaient lancé le défi de « réconcilier » les mémoires endolories par la guerre et la colonisation de part et d’autre des deux rives.
Pour nombre d’observateurs, les propos d’Emmanuel Macron s’expliquent par sa déception de se heurter à un mur en Algérie sur ce dossier mémoriel. « J’y vois, ou bien la marque d’une déception après l’échec de sa politique mémorielle, ou bien une petite pensée électorale », analyse un haut diplomate français. Tandis qu’en France, plusieurs initiatives ont été conduites, à commencer par le rapport sur la colonisation et la guerre d’Algérie de l’historien Benjamin Stora, en Algérie, il ne s’est rien passé de concret.
La France a restitué les crânes de résistants algériens, conservés dans un musée parisien depuis un siècle et demi, reconnu officiellement sa responsabilité dans la torture pratiquée pendant la guerre d’Algérie et dans la mort des résistants Maurice Audin et Ali Boumendjel, ouvert droit à réparation pour les harkis, ces Algériens qui ont combattu dans les rangs de l’armée française pendant la guerre d’Algérie… L’Algérie n’a fait aucun pas, aucun geste, pas même un retour sur le rapport Stora, jamais dépassé les déclarations d’intention…
Rien de surprenant dans un pays où, comme le rappelle dans cette émission de Mediapart l’historienne Karima Dirèche, « l’instrumentalisation et la manipulation de l’histoire sont dans l’ADN du régime algérien ». Certes, Emmanuel Macron enfonce des portes ouvertes, énonce des évidences, dit tout haut ce qu’on pense tout bas en France et aussi en Algérie concernant le système politico-militaire algérien à bout de souffle, sa rente mémorielle qui lui sert à masquer sa corruption, son impotence et à prendre en otage un peuple qui aspire à la liberté, à la démocratie…
Mais est-ce au président de la République française de dire cela depuis son palais et d’oublier de balayer devant la porte de la France qui a mis des décennies à mettre le mot guerre sur les « événements » en Algérie, qui verrouille les archives pour taire la vérité, qui n’arrive pas à mettre les mots sur les crimes d’État, tel le massacre policier et raciste du 17 octobre 1961… ? Est-ce cela la diplomatie, après la débâcle de la vente des sous-marins à l’Australie ?
Alors que la rupture est à son comble entre le Maroc et l’Algérie, que les bruits de bottes se font entendre aux portes des deux grands États du Maghreb, Emmanuel Macron choisit en connaissance de cause d’être dur avec l’Algérie et faible avec le Maroc.
Il n’a jamais eu un mot de cette teneur acerbe à l’égard de la monarchie marocaine qui n’hésite pas à instrumentaliser la détresse des migrants pour faire pression sur l’Europe dans le dossier explosif du Sahara occidental, ni à espionner des téléphones de plusieurs personnalités publiques françaises – jusqu’à sa propre personne, comme l’a révélé le scandale mondial d’espionnage « Pegasus ». Sans parler de l’Arabie saoudite qui emprisonne des féministes, découpe en morceaux un journaliste, de la Tunisie où le président s’arroge seul les pleins pouvoirs, et de bien d’autres régimes autoritaires à travers le monde avec lesquels la France brille par son silence et sa complaisance.
« Tout ça pour couper l’herbe à Zemmour »
« Surpris » par les propos du président français à la table de l’Élysée où il faisait partie des conviés, « de le voir se lancer dans un cours d’histoire qui finit dans la presse », « las de voir qu’on en revient encore et toujours à des disputes sur le colonialisme, la mission civilisatrice de la France »,l’historien Benjamin Stora explique à Mediapart ne pas souhaiter « rentrer dans le débat ».
Il tient cependant à rappeler que son rapport est « tout l’inverse de cela » : « Tout le but de mon rapport est de ne pas donner de leçons d’histoire aux autres. C’est aux historiens d’écrire l’histoire qui ne peut pas être hémiplégique, ce n’est pas aux chefs d’État. La rente mémorielle est des deux côtés, pas d’un seul côté. La question algérienne structure l’extrême droite française qui a l’habitude de me rentrer dedans et qui refuse de reconnaître le principe de l’indépendance de l’Algérie. »
« Moi, ce que je veux,poursuit le spécialiste de l’Algérie, c’est savoir ce qu’on fait concrètement de mes propositions.Que fait-on le 17 octobre ? Je n’ai toujours pas eu de réponse. On commémore, on reconnaît le crime d’État ? J’espère qu’il y aura une réponse. C’est un des combats de ma vie. »
Dans les prochains jours, selon nos informations, l’Élysée devait mettre en place l’une des mesures phares de son rapport : l’installation d’une commission « Mémoire et vérité » rassemblant une dizaine de spécialistes parmi les meilleurs sur la question algérienne et coloniale, tels Abderahmen Moumen, Tramor Quemeneur, Karima Dirèche, Naïma Yahi, Tassadit Yacine, pour plancher concrètement sur des avancées mémorielles. « Cela va être très compliqué de le faire dans ce contexte, se désole un proche du dossier. Macron a peut-être bien tout torpillé, tout ça pour couper l’herbe à Zemmour qu’il contribue à faire monter et qui, comme lui, se fait désirer candidat. »
Mardi 5 octobre, le président français est revenu pour la première fois sur ce qu’il appelle « une crispation » dans un entretien à France Inter. Tout en appelant à « un apaisement » « parce que (…) c’est mieux de se parler, d’avancer », il a assumé ses propos polémiques et les a justifiés de manière poussive, en invoquant notamment les insultes et les menaces encaissées par l’historien Benjamin Stora à la remise de son rapport. « Ce n’est pas un problème diplomatique, c’est d’abord un problème franco-français », a-t-il déclaré. Il n’a pas été interrogé en revanche sur sa tirade en pleine pré-campagne électorale cherchant à atténuer la violence de la colonisation française en la mettant au même niveau que la tutelle ottomane…