Pourquoi l’élite est elle marginalisée?
par Hamid Tahri
Zahir ihaddaden était empreint d’une sorte de fierté, lorsqu’il évoquait son parent Mohamed Cherif Sahli. Philosophe, écrivain, historien, militant de la cause nationale et ancien ambassadeur. » Quelque part, je m’en suis inspiré » nous disait si Zahir, regrettant que son illustre parent, n’ait pas eu la place, qui est la sienne, dans l’histographie algérienne. Cet avis est partagé par un autre personnage ,du récit national, qui est scandalisé par la posture pleine de mépris et de condescendance du pouvoir à l’égard de l’élite intellectuelle.
«L’honnêteté, c’est la meilleure politique, j’ai essayé les deux !» écrivait avec la dérision qu’on lui connaît, Mark Twin. Cet adage pourrait s’appliquer au regretté Abdelhamid Mehri, exemple de droiture ,qui nous recevait chez lui, il y a quelques années , évoquant les difficultés d’intégration des intellectuels dans le mouvement national ,traversé par divers courants, mettant en avant la rigueur, voire la rugosité des dirigeants ,qui n’avaient pas généralement le même profil, que ces militants sortis des universités.رDans la foulée, il n’avait pas manqué de mettre en relief le parcours de Sahli : «Un homme de vaste culture qui a su se mouvoir dans la Révolution en la servant avec sincérité. Vous devriez en parler, car j’estime que cette personnalité ,aux multiples facettes, n’a pas eu la considération qu’il mérite», nous avait-il suggéré.
Mehri eut à prononcer l’éloge funèbre de Sahli au cimetière d’El Alia, le 5 juillet 1989, précisant que cette date historique, pour un patriote comme Mohamed Cherif, «est un don du ciel, en tous cas une coïncidence heureuse.» Il faut savoir, comme l’a écrit Abdelkader Djeghloul, que «lorsque le mouvement national algérien plébéien, prend en charge les élites algériennes, c’est avec tous leurs stigmates, toutes les insuffisances de leur formation, autant intellectuelles que politiques, avec toutes leurs contradictions». On en est arrivé à un phénomène de soumission, d’instrumentation et de marginalisation des intellectuels algériens.
D’ailleurs, notre ami Aïssa Kadri, sociologue, ne dit pas autre chose : «Les lettrés n’étaient pas nombreux. Si la colonisation et la conjoncture étaient les principaux freins au poids numérique, il faut ajouter leurs ambiguïtés d’identification, les contradictions qui les ont traversés et séparés et les difficultés qu’ils ne cesseront de rencontrer dans leur affirmation. De plus, il y avait une relative distanciation envers l’action politique, et la jonction avec le mouvement national s’est toujours faite dans un rapport de subordination.»
Proche parent de Mohand Cherif, Zahir Ihadaden, historien et journaliste, a bien connu le regretté pour l’avoir côtoyé. «Lorsqu’il a été prié de quitter Paris en 1940 où il enseignait la philo, Sahli est retourné à Toudja où il a prodigué des cours en qualité d’instituteur. Il y a vécu, et mon frère compte parmi ses disciples», se souvient Zahir qui nous apprend que Sahli faisait le trajet reliant Toudja à Oued Ghir (12 km) à pied. «Là, il prenait le train pour joindre sa famille à Sidi Aïch. Au lendemain de l’indépendance, nous nous voyions souvent.
Un jour, alors que j’étais attablé au café Coq Hardi près de la Faculté d’Alger, Sahli qui exerçait au ministère des Affaires étrangères passait par là. Il me pria de transmettre un message à Ferhat Abbas qui résidait non loin de mon domicile. ‘‘Va et préviens-le, qu’il va être incessamment arrêté ! Qu’il prenne ses dispositions ». Je me suis présenté chez Abbas et lui fit part du message. La réponse du vieux politicien a été cinglante : ‘‘Ils veulent m’arrêter ; ils n’ont qu’à venir ! ».
Pour revenir à Sahli, je pense qu’il luttait pour une Algérie indivisible et son intérêt pour les héros nationaux à des époques différentes est un attachement sans équivoque à son pays et à ses cultures multidimensionnelles». Pour Tahar Gaïd, syndicaliste, moudjahid et ancien ambassadeur, Sahli aura été de ces hommes qui ont marqué leur époque. «Etudiant, il passait ses vacances à Sidi Aïch, dans son village natal. Il aimait se retremper dans son milieu, aimant aller au marché hebdomadaire. C’est ainsi qu’une fois, habillé d’une gandoura et portant un chapeau de paille, il s’était assis sur un trottoir un couffin entre les jambes. Une femme pied-noir l’a interpellé en ces termes : ‘‘Eh Mokhamed, qu’est-ce que tu vends ? ». Je vends la politesse, madame…», lui avait-il répondu. C’est dire qu’il ne supportait pas cet esprit de supériorité que les colons affichaient. Cette anecdote et bien d’autres peuplent le parcours de Mohamed Cherif, humaniste, pacifiste, bon vivant, amateur de bons mots et qui n’hésitait pas à l’instar du célèbre humoriste Francis Blanche à sortir sa culture lorsqu’il entendait le mot revolver !
Ahmed Taleb Ibrahimi, qui a connu Sahli, en dresse un portrait touchant, fidèle à l’imposante personnalité de Mohamed Cherif. «C’est en 1952, à la création du « Jeune Musulman, » que je pris contact pour la première fois avec Sahli (en même temps qu’avec Malek Bennabi et Mostefa Lacheraf) que je considérais déjà comme l’un des théoriciens du nationalisme algérien. Il avait déjà publié trois ouvrages Le message de Jugurtha, L’Algérie accuse et Le complot contre les peuples africains, où il démontait avec lucidité la machinerie coloniale dans sa double action de spoliation des terres et de destruction des âmes. Ces écrits furent à la fois un appel à l’enracinement de la jeunesse algérienne dans son histoire et la démonstration que la lutte armée était préférable aux joutes électoralistes des factions. Durant deux années, il assura une collaboration régulière au « Jeune Musulman « qui dans ses colonnes lança le quatrième ouvrage de Sahli, consacré à Abdelkader ,Chevalier de la foi. Après le déclenchement de la révolution, Sahli, enseignant à Paris, fut toujours en compagnie de Lacheraf, le mentor des jeunes Algériens, qui à l’initiative du FLN, fondèrent l’Union générale des étudiants musulmans algériens. Et lorsque un plus tard, à la demande de Abane Ramdane, la Fédération de France du FLN chargea un comité d’intellectuels algériens de ‘‘travailler » l’opinion française, Sahli en fit partie. Et la fameuse ‘‘Lettre du FLN aux socialistes » est de sa plume. A partir de 1957, il représente le FLN, puis le GPRA dans les pays scandinaves.»
Dans sa longue préface du livre de Sahli Décoloniser l’histoire, l’éminent historien Lacheraf écrit : «Les textes de Sahli s’intègrent à un courant de pensée nationaliste de l’Algérie pré-révolutionnaire, avec des pointes de rappel ou de confirmation idéologique, que l’auteur a bien fait de poser dans le mouvement succédant à l’indépendance politique et à la libération des esprits et des mentalités. Notre historien, sans jamais tomber dans l’utopie ,ne peut concevoir une responsabilité nationale de direction des hommes, en-dehors d’une austère éthique de sens moral, d’esprit de sacrifice et de renoncement aux honneurs sous toutes leurs formes. Qu’ajouter après cela ,qui donne au lecteur un avant-goût salubre des œuvres ici publiées. Seulement l’espoir que notre jeunesse trouvera autant de plaisir et de profit intellectuel à découvrir un vieux maître algérien à travers ses écrits de combat.
Lounis Mehalla, cadre à la retraite et ancien élu de Tizi Ouzou, témoigne : «La passion de l’histoire m’a été surtout inoculée par le regretté Mohamed Cherif Sahli, militant du PPA/MTLD, professeur d’histoire à la Sorbonne et qui avait édité à l’époque un petit livre sur l’Emir Abdelkader sous le titre Abdelkader, le Chevalier de la foi. Ce livre a été publié par épisodes dans le journal L’Algérie libre que je suivais avec passion. Il écrivait aussi dans le même journal une série d’articles sous le thème «Les hommes illustres du Maghreb». Pour moi, c’est cet homme et tant d’autres, héros de la révolution, qui ont façonné notre histoire contemporaine.»
Pour l’historien Daho Djerbal, «Sahli et Lacheraf développaient leurs essais respectifs d’infirmation des thèses coloniales à partir d’une grille de lecture qui est occidentale, une grille analytique, forte d’un bagage qui est celui de la modernité de l’Etat nation.» C’est par ce biais de lecture fouillée des écrits coloniaux et de leur propre expérience de militants à l’intérieur du mouvement national ,que tous les deux ont essayé de sortir de l’historiographie coloniale française et de mettre en place l’historiographie algérienne. A partir de là, les icônes comme Massinissa, Jugurtha, l’Emir Abdelkader vont constituer pour ces essayistes ,des référents dans l’affirmation d’un combat, d’une identité séculaire, montrant par ces figures emblématiques l’existence d’un embryon d’Etat qui était pourvu de souveraineté interne et externe.
Le livre de Sahli consacré à Abdelkader n’est nullement une compilation apologique et panégyrique comme certains pourraient le croire, en pensant que l’auteur n’aurait pas ménagé sa brosse à luire. Sahli s’en explique : «Il est naturel que ma qualité d’Algérien me porte à évoquer avec piété la mémoire d’Abdelkader. On aurait tort de croire qu’elle puisse me pousser à l’exagération. Le trait dominant de la personnalité d’Abdelkader, c’est la foi. Je n’entends pas la foi religieuse, qui chez un tel homme était d’une intensité et d’une élévation rares. C’est la conviction profonde que la vie est une chose sérieuse, c’est l’élan généreux qui fait sortir l’être de lui-même, à la recherche de cette république de personnes dont rêvent les philosophes.»
Mourad Sahli, neveu du défunt, gardien de la mémoire, nous en livre un pedigree édifiant. «Mohamed Cherif a quitté son village Tasga dans la daïra de Sidi Aïch très tôt, dans sa prime adolescence. Il est issu de la fière tribu des Aït Ouaghlis. Après ses études primaires dans la région, il rallie Alger où il réussit grâce à ses compétences à entrer à l’Ecole normale des instituteurs de Bouzaréah, qui était une véritable institution à l’époque. Orphelin de mère dès 11 ans, il eut des difficultés à s’entendre avec sa marâtre. C’est pourquoi, sans doute, il a totalement rompu avec son milieu d’origine car, ainsi qu’il l’écrit lui-même, sa seule famille était l’Algérie, puis, en tant qu’intellectuel, il a affirmé son anticolonialisme sans ambages. Il fut l’ami de Naït Belkacem Mouloud, et avait des liens très forts avec Nelson Mandela. Quand ce dernier est venu en Algérie en 1990, il a demandé à le voir. J’ai lu ses ouvrages et je reste persuadé qu’il est le précurseur dans l’affirmation de la cause berbère fondue dans l’exigence suprême de la libération de l’Algérie. Durant toute sa vie, toute sa carrière d’ambassadeur, il n’a possédé aucun bien, ni terre ni appartement. Il s’est totalement voué à la cause nationale. De plus, il ne s’est jamais marié. A ce propos, il répondait : ‘‘je suis marié avec l’Algérie ». Mieux, il a cédé ses droits d’auteur à la fondation Ifri, où s’est déroulé le congrès de la Soummam.»
Après sa retraite, malade, seul, il a été recueilli par un de ses neveux, Sahli Djamel, chirurgien-dentiste à Alger. Sa voix posée, filtre habilement ses mots et sa diction parfaite témoigne de ses certitudes. Il a vécu dans cet univers opprimé, anachronique, traversé par des luttes discontinues. Si certains se hasardent à l’affubler du titre d’historien, il s’en offusque presque. Ce n’est pas aux politiques et aux historiens de dire l’histoire, «l’historien ne doit fournir que les éléments du débat», prévient-il. Sahli s’est voulu un passeur, un trait d’union, un artisan entre le savoir et la culture en quête d’un improbable bonheur…
H T.