Abdelhamid Charif, Professeur en Génie Civil
« On ne comprend jamais tout à fait une langue avant d’en comprendre au moins deux ! » Ainsi s’exclamait Geoffrey Willans pour prêcher les vertus du multilinguisme. Cette maxime largement partagée, même si elle est différemment exprimée, interpelle un autre constat de l’entendement, que l’impératif du moment impose de rappeler : L’apprentissage des langues est d’une fiabilité implacable comme indicateur des aptitudes intellectuelles, notamment dans un pays où le bilinguisme est vital, et a été encouragé et facilité depuis des lustres. Explicitement, cela signifie qu’à défaut de se tenir à l’écart du présent débat, les mono-linguistes de tous bords seraient bien inspirés d’avoir la décence de ne pas mener le bal ! Vœu pieux et peine perdue, ne manqueront pas d’ironiser certains !
Faut-il déclencher une révolution de dé-colonisabilité ?
« Ceux qui ne savent rien des langues étrangères, ne savent rien de la leur ! » Goethe ne se contente pas de promouvoir le multilinguisme, il loue son importance vis-à-vis de la consolidation de la langue nationale. Pas étonnant, venant d’un allemand ! On peut ainsi excuser Goethe de ne pas avoir anticipé une absurdité postcoloniale : Sans langue étrangère, précisément coloniale, certains avant-gardistes autoproclamés se retrouveraient tout simplement analphabètes, sinon muets et hors-jeu !
Ceux qui n’ont pas de langue propre ou qui la répudient, sont des conquêtes faciles à fidéliser, et à retourner ensuite pour en faire bon usage ! Retournés d’autant plus irréversiblement qu’ils se plaisent dans leur confort et n’éprouvent aucune gêne à le crier haut et fort ! La langue peut certes faire partie d’un butin de guerre, mais ne célèbrent les butins culturels que ceux qui sont profondément défaits et conquis, corps et âme, et qui se trompent ainsi misérablement de vainqueur ! Tous mes hommages et mes respects à nos glorieux héros de la libération, mais la dé-colonisabilité, c’est sacrément une autre paire de manches !
Devant tout étranger plaidant l’Anglais par rapport au Français, comme langue internationale, l’Algérien digne et décolonisé devrait aisément et fièrement surenchérir d’un argument au moins, sinon d’un million et demi !
Durant les années 90, l’Algérie a longuement enduré le discours triomphaliste des démocrates non pratiquants, éradication jugée primordiale oblige, et maintenant c’est en tant que modernistes non pratiquants que s’exhibent d’autres élites, mais en adoptant cette fois-ci, le vent ayant tourné, une posture défensive plutôt que conquérante.
Soulever des réserves et trouver à redire sur le timing de la décision de privilégier la langue anglaise dans l’enseignement supérieur, ou se méfier des desseins et précipitations populistes, tout cela est justifié et recevable, c’est même pertinent et raisonnable ! Mais arriver à dégoter des inspirations modernistes pour monter au créneau et défendre le Français devant l’Anglais, c’est du pur délire !
Incontournable, la langue de Shakespeare domine la diffusion des connaissances scientifiques à plus de 75%, et dans les sciences dures, c’est à 90.7% (contre 1.3% pour le Français). Dire que cela influence l’acquisition et la production du savoir est un euphémisme parmi tant d’autres. Plus tard on décide de s’y mettre, plus grand sera le retard accusé ! La visibilité internationale des universités, leur classement, leur attractivité, les opportunités d’emploi des diplômés, peuvent tous être boostés par la langue anglaise, avec des répercussions économiques évidentes, même si cela, faut-il insister, constitue une condition nécessaire seulement.
Il y a lieu de préciser en outre que l’Anglais est plus facile à apprendre, les moyens de le faire plus variés et plus nombreux, et, plus que des cerises sur le gâteau, les pays anglophones ne trainent aucune casserole de complexes culturels.
Apprendre des erreurs passées et éviter la précipitation
Les opposants et les détracteurs de l’abandon progressif du Français gagneraient en crédibilité à abandonner eux-mêmes toute argumentation fallacieuse, tentant d’occulter l’hégémonie de l’Anglais et le déclin irrémédiable du Français. Ceux qui rabâchent que l’Anglais n’est que la troisième langue derrière le Mandarin et l’Espagnol, omettent de préciser qu’Il s’agit du classement des langues maternelles (1), où justement l’Arabe (5ème) devance largement le Français (14ème). En tant que seconde langue et langue d’enseignement, l’Anglais écrase toute la concurrence, et là aussi l’Arabe (3ème) dame le pion au Français (4ème).
Même si elle émane d’un gouvernement lui-même transitoire, il y a lieu de reconnaitre que cette décision est très favorablement accueillie par une société trop longtemps agressée et blessée par le Bouteflikisme et ses nombreuses capitulations, frisant la trahison, et visant à satisfaire les parrains de la néo-colonisation ainsi que les caïds de la domination économique et culturelle. La décision est indéniablement populaire, il reste à éviter les pulsions et les pièges du populisme !
La transition linguistique préconisée doit donc être menée avec responsabilité et perspicacité, en tenant compte des réalités socioculturelles, et en évacuant les tentations de représailles.
En espérant qu’à l’issue de la présente révolution pacifique, l’Algérie sortira grandie et capable de rassembler et mobiliser toutes ses ressources humaines pour se doter des moyens de sa politique, les propositions suivantes semblent raisonnables et adéquates pour une période initiale de cinq à dix ans, certaines mesures pouvant être immédiates.
1/ Réhabiliter l’Arabe comme langue nationale. Aucune personne incapable de respecter ce symbole de la souveraineté, en s’exprimant publiquement en Arabe (pas forcément classique), ne peut occuper un poste de responsabilité. Limoger les dirigeants qui ne respectent pas cette directive ou osent la défier. Généraliser l’Arabe dans les correspondances administratives, en tolérant des exceptions seulement.
2/ Passage progressif à l’Anglais. Augmenter graduellement l’exposition à l’Anglais dans les collèges et lycées. Introduire l’Anglais dans le cursus de la première ou deuxième année universitaire. Encourager l’enseignement de quelques matières (notamment en post-graduation) en Anglais. Négocier avec les pays anglophones l’accueil des étudiants algériens. En fait, même en France, la formation post-graduée s’est tournée vers l’Anglais. Durant cette première période, la réduction du Français doit être minimale, sinon différée.
3/ Formateurs en Anglais. Pour l’enseignement supérieur, il faut surtout encourager le retour de la diaspora algérienne, et veiller à ne pas la marginaliser, ou refuser sa réintégration à son retour (en connaissance de cause).
4/ Création de journaux et chaines de télévision en Anglais.
La liste est certainement perfectible, mais cette période initiale est la plus cruciale, sa traversée avec succès devant rendre la suite plus facile à aborder.
En plus des âmes flétries et vendues contre de piteux prix littéraires ou autres, les récents bouleversements qu’a connus le pays nous ont hélas appris aussi qu’il ne s’agit désormais plus de complotisme zélé que de suspecter l’existence d’élites ou responsables œuvrant contre les intérêts du pays. Peut-être par pure conviction culturelle pour certains. Il va donc de soi que la récupération, sinon le désengagement, de ces individus est une mesure incontournable, mais à mener avec délicatesse.
Délicatesse requise notamment pour les compétences francophones avérées et expérimentées, et dont l’âge peut constituer une inertie naturelle contre le changement de la langue professionnelle. Il s’agit beaucoup plus d’accompagner la jeunesse, très motivée, à aller vers l’Anglais, que de heurter l’encadrement humain existant. Dans ce sens, l’équipe nationale de football vient de nous donner une leçon édifiante illustrant l’apport des enfants d’émigrés nés en France. Quel plaisir de voir ces joueurs chanter l’hymne national et afficher les progrès réalisés dans l’apprentissage de l’Arabe. Ce sont ceux qui doutaient du patriotisme des binationaux, en leur interdisant l’accès aux postes supérieurs, qui sont désormais en prison !
C’est pour toutes ces raisons qu’une stratégie de réhabilitation du patriotisme culturel, tolérante et souple, doit être adoptée pour consolider l’Arabe et l’Amazigh comme langues nationales, et l’Anglais progressivement comme langue scientifique, soutenue par une sensibilisation persuasive continue et des évaluations périodiques, menées par une élite de haute voltige.
Référence :
(1) fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_langues_par_nombre_total_de_locuteurs