ACTUALITESÀ LA UNE By Arnaud Longatte Last Updated Juin 4, 2020
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Par Kamel Lakhdar Chaouche
La presse algérienne, dite « indépendante » ou « privée », est arrivée à un grand tournant de son histoire. Cette jeune expérience, d’à peine 30 ans, vacille et perd ses repères. L’ancienne génération s’était rangée ou effacée sans crier gare, et sans qu’on n’y prête attention. Et puis elle est vaincue : assassinée, contrainte à l’exil ou poussée à la soumission.
La nouvelle génération, elle, survit au gré de l’emballement des événements. C’est un tableau noir que lui peint M. Mohamed Benchicou : « il ne restait plus personne dans les rédactions pour dire les choses, les anciens journalistes étaient morts, blasés ou réduits au silence, les nouveaux n’avaient plus de modèles pour s’inspirer, personne pour leur apprendre que le journalisme n’est qu’insurrection et que la gloire d’une plume est d’être traitée d’insurgée ».
Les rêves d’une presse libre, celle de Kateb Yacine, de Tahar Djaout, de Saïd Mekbel, et de tant d’autres se sont lentement, irréversiblement, insidieusement, évanouis. Aujourd’hui, dans cette presse désenchantée, végètent tant de journalistes mal payés, mal formés, mal entourés, privés de tout, de leurs repères, bien sûr, mais aussi de la morale du métier, de sa passion, ah ! La passion, écrire pour émerveiller, écrire pour informer, pour former ou écrire pour écrire tout simplement, pour l’émerveillement que procurent les mots assemblés dans une mosaïque toujours renouvelée.
Aujourd’hui, on débute une carrière de journaliste sans la flamme qui va avec, sans le doute, sans l’angoisse de la page blanche, dans une espèce d’organisation bureaucratisée qui déteint, fatalement, sur la qualité de l’écrit que personne, du reste, ne songe à perfectionne.
Le métier est mort de vieillesse précoce.
Il n’est plus que l’affaire des comptables et des facturiers. Au diable, l’écriture ! Aujourd’hui, il n’est plus indispensable de séduire le lecteur ; il faut juste plaire au directeur de l’ANEP et s’assurer des huit pages de publicité que personne ne lira.
La presse algérienne « privée », née à la faveur de l’ouverture démocratique arrachée par la jeunesse d’octobre 1988, a connu une évolution et des développements qui ont mené, 30 ans après, à la perversion de la profession. Le coup de sifflet de départ a été donné par le gouvernement de Mouloud Hamrouche, ce « présumé réformateur » qui a poussé certains « journalistes » de monter des entreprises « privées » de presse et de se lancer dans l’aventure éditoriale.
Issus des organes publics El Moudjahed, Horizons, Echaâb…, tous des voix officielles du parti unique et du système, des journalistes vont fonder des titres privés pour donner un autre son de cloche, plus « fidèle » à la colère de la jeunesse d’octobre. Des journalistes ont été poussés à prendre l’initiative et à créer des journaux ! Ils disposeront même de leurs salaires trois ans durant, des locaux et d’exonération fiscale pour une période de 5 ans. Cerise sur le gâteau : trois milliards de centime comme capital pour commencer !
C’est dans cette ambiance d’indécision et d’hésitation qu’ils sont nés les premiers quotidiens « Le jeune indépendant », « El Khabar », « Le Soir d’Algérie », « El Watan », etc. Certes, ces nouveaux titres permettront la constitution d’une opinion publique plus au fait des réalités du pays et redorera le blason d’un système qui tentera de se régénérer après janvier 1992 et l’arrêt du processus électoral.
Toutefois, la presse « privée » a été appelée à jouer le rôle qu’auraient dû jouer les journaux gouvernementaux et accompagnera les généraux algériens dans leur coup d’état militaire et dans la guerre contre l’islamisme armée. Les journaux « critiques » ou trop regardant sur les « méthodes de l’armée » seront tout simplement éliminés de la scène médiatique, comme cela a été le cas pour « La Nation » et « l’Opinion », et d’autres.
Prise entre l’enclume de l’islamisme et le marteau des militaires durant une décennie qualifiée de « guerre sale », la presse s’est vue arracher une centaine de ses meilleurs journalistes. Ils seront lâchement assassinés et dans des conditions douteuses pour certains, comme cela a été le cas avec le journaliste-écrivain Tahar Djaout. Saïd Mekbel, lui-même assassiné « officiellement par les islamistes », rapporte dans ses confessions : « Si on me tue, je sais très bien qui va me tuer. Ce ne sont pas des islamistes. C’est une partie de ceux qui sont dans le pouvoir et qui y sont toujours. Pourquoi ? (…) C’est que je suis le seul responsable d’un journal qui n’a jamais travaillé pour le régime».
L’ANEP, le nerf de la guerre de la presse
La guerre civile pacifiée, la presse se retrouve plus encore fragilisée et infestée par la police politique, les nouveaux riches, les fils de… et de…, les arrivistes et les opportunistes de tout bord. Même l’ex-joueur international Madjer n’a pas manqué au rendez-vous, en se dotant de deux titres de presse. Une multitude de journaux, d’hebdomadaires, de mensuels, de magazines ont été soudainement créés et accompagnent la nouvelle ère, l’ère de l’argent. Du jour au lendemain, des journaux poussent comme des champignons et occupent le paysage médiatique national. Ils bénéficient gracieusement de la publicité étatique et amassent des milliards.
L’ancien colonel Lakhdar Bouzid, alias Faouzi, patron de la Cellule de Communication et de Diffusion (CCD) de l’ex-Département des renseignements et de la sécurité (DRS), est chargé de bâillonner la presse et dictait le volume de la publicité à attribuer à chaque journal. Un journal ne pouvait obtenir un agrément sans l’avis favorable de la CCD, autrement du DRS. Le colonel Faouzi comptait au moins un correspondant « intouchable » dans toutes les rédactions. Le colonel Faouzi détenait, depuis 2001 jusqu’à son éviction en 2013, le budget publicitaire de l’Agence nationale d’édition et de publicité (ANEP), estimé à 2.000 milliards de centimes, soit 10 milliards d’euros.
Cependant, les quotidiens à forte audience, qui ne se sont pas inscrits dans la logique du pouvoir, ont été privés de la publicité gérée par l’Etat et contraints de survivre des revenus de leurs ventes et du peu d’annonces provenant du secteur privé. Beaucoup de quotidiens se sont retrouvés endettés, forcés de mettre la clé sous le paillasson ou tout simplement interdit de parution pour des raisons politiques à l’instar du quotidien Le Matin. « 23 journaux ont cessé de paraître, faute de publicité », a déclaré Larbi Ounoughi, PDG de l’Agence nationale d’édition et de publicité le 4 mai dernier. Les délations du tout nouveaux PDG de l’ANEP réveillent celles de ses précédents.
« Sous l’emprise de l’argent (souvent de provenance sale) et des tenants du pouvoir d’État, les entreprises médiatiques sont soumises à des diktats plus ou moins subtils pour produire d’abord des messages de communication institutionnelle, en fait de propagandes », analyse le professeur Belkacem Mostefaoui. Ces nouveaux acteurs de la presse nationale sont devenus les « cow-boys » de la presse.
La flambée des prix du pétrole durant les deux dernières décennies de la présidence de Bouteflika a favorisé l’érection de la corruption en mode de gestion par les autorités. Des centaines de milliards ont été distribués et partagés entre réseaux au nom de la presse « indépendante ». Même du côté officiel, on s’alarme de la dégénérescence de la situation ! Le constat est amer et on ne s’en cache pas. C’est l’actuel DG de l’Agence nationale d’édition et de publicité (ANEP), Larbi Ounoughi, qui le confirme : « L’ANEP a servi de moyen d’enrichissement illégal par des forces non médiatiques, ce qui a contribué à la publication de 40 journaux n’ayant aucun lien avec les médias ».
« Des journaux avaient bénéficié de cette manne publicitaire, alors qu’ils n’étaient ni imprimés ni distribués et l’argent transféré vers l’étranger », dénonce M. Larbi Ounoughi, qui distribue encore de l’argent pour les habitués mais aussi pour les nouvelles recrues. Cet organisme détenteur du monopole sur la publicité publique, le nerf de la guerre de la presse, est une véritable mamelle pour de nombreux propriétaires de journaux. Au cours de ces 4 dernières années, cet organisme a distribué 40 milliards de dinars, soit 4 milliards d’euros. Qu’en est-il des sommes distribuées depuis 20 ans ? Cette immense manne financière a bénéficié même aux délinquants de tout bord. Pourtant aucune sanction n’est opérée en dépit de la triste sentence prononcée par le patron de l’ANEP, lequel, fidèle à la règle, continue de distribuer de l’argent.
La presse écrite algérienne, environs 160 quotidiens arabophones et francophones, se nourrit exclusivement de la publicité étatique distribuée par l’ANEP. Lancés dans leur grande majorité au début des années 2000, ces journaux sont ainsi tenus en laisse. Ils sont devenus de simples canaux de transmission de la propagande du pouvoir qui les abreuvent de publicité. C’est le cas notamment du quotidien « Ennahar », qui vient de disparaitre. Il a bénéficié, à lui seul, selon Larbi Ounoughi, de 113 milliards de centimes, soit au cours des 4 dernières années, (plus de 5, 6 millions d’euros). Il est suivi par le quotidien « Le Temps d’Algérie » de l’homme d’affaires emprisonné, Ali Haddad, avec 54 milliards de centimes, (soit 2 millions 7 euros). Mais ils ne sont pas les seuls. Selon l’ancien ministre de la Communication, Djamel Kaouane, le quotidien arabophone, « El Fadjr », a bénéficié de 73 milliards de centimes, (près de 3,6 millions d’euros). Ils sont des dizaines dans ce cas.
Les choses ont-elles ou vont-elle changer pour autant ? Rien ne l’indique, malgré les constats objectifs et justes faits par les décideurs actuels. Tout le monde sait aussi que la presse algérienne est gérée à partir d’un sombre bureau des « Services » algériens ! C’est là que tout se décide : qui sera « agréé » et qui ne le sera pas, qui aura de la pub et qui en sera privé, quelle est la ligne éditoriale et quelles sont les lignes rouges ! Aujourd’hui, les mêmes pratiques se poursuivent et à chacun sa presse. Des « professionnels » de la presse s’échauffent pour prendre leur part du gâteau avec le nouveau pouvoir.
Exploitation, censure et sanction abusives
Dans la majorité des titres de la presse privée, selon des témoignages de professionnels des médias en Algérie, c’est carrément les licenciements abusifs au moindre écart d’ordre professionnel ou autre. Les directions de ces journaux agissent ainsi, expliquent nos interlocuteurs, pour terroriser les journalistes et les empêcher d’exprimer librement leurs revendications socioprofessionnelles. Les mêmes procédés sont adoptés au sein des grands titres où les directions ont empêché, depuis des années, la création de syndicats.
Et dans cette situation, ce sont les journalistes qui trinquent. Avec des salaires de misère ne dépassant pas une moyenne de 35 000 DA par mois (moins de 250 euros), ils vivent dans des conditions sociales très précaires. Certains d’entre eux sont contraints même à vivre dans des taudis loués au prix forts (un F2 inhabitable à 35 000 DA, soit moins de 250 euros). D’autres, ne pouvant pas joindre les deux bouts, n’arrivent pas se permettre ce « luxe ». Ils ne trouvent refuges que dans les hammams (bains maures) insalubres de la capitale.
L’argent qui a coulé à flot dans le secteur de la presse durant les vingt dernières années n’a pas profité à tout le monde. Du moins, pas aux journalistes qui continuent d’être payés, dans certaines rédactions, à un peu plus du SMIG local (20 000 DA, soit 100 euros)
Le journalisme devient du fonctionnariat. Le journaliste a carrément perdu sa raison d’être. Résultat : les compromissions et l’allégeance aux tenants du pouvoir sont légions. Leurs formes varient au gré des retournements de situation et en fonction des fluctuations des rapports des forces. Souvent, l’appât des intérêts personnels l’emporte. Et certaines figures de la presse algérienne profitent du métier de journaliste pour s’intégrer dans le milieu des affaires et leur verve s’éteint aussi vite, comme par enchantement.
Certains patrons et actionnaires qui prennent des dividendes mirobolants s’octroient des salaires allant jusqu’à 400 000 DA, soit 4 000 euros, voire plus. Dans certaines entreprises de presse ayant pignon sur rue, les propriétaires touchent l’équivalent de 10 fois plus le salaire d’un journaliste. Et souvent pour aucun rendement. Il y a même de véritables abus de biens sociaux.
Ces propriétaires de journaux font bénéficier leurs familles et leurs proches de l’argent des entreprises qu’ils dirigent, tout en privant les journalistes et les travailleurs de leurs droits garantis pourtant par la loi. C’est ainsi que, dans certains journaux, la masse salariale des actionnaires dépasse et de très loin celle de tous les travailleurs de l’entreprise !
Généralement, les grands quotidiens sont détenus par des groupes d’actionnaires liés à des centres d’intérêts et d’influences. Ils se sont reconvertis en éditorialistes, commentateurs, analystes rien que pour imposer des lignes éditoriales qui leur font gagner le « gros lot ». Aussi, de véritables « comités de censure » qu’on appelle communément des « comités de rédaction » sont installés. Le débat n’est toléré que s’il ne touche pas aux intérêts du boss et des actionnaires. Un constat amer.
La liberté d’expression est devenue un vain mot. Trente ans après le début du pluralisme politique et médiatique en Algérie, arraché grâce à des sacrifices de plusieurs générations de militants et de citoyens avides de liberté, le bilan est regrettable pour ne pas dire décevant pour la presse dite « indépendante » en Algérie.
K.L.C
NB : Pour les impératifs de ce travail, nous avons contacté une vingtaine de professionnels de la presse en Algérie. Des journalistes et des cadres exerçant dans divers organes, des retraités et d’autres qui ont opté pour d’autres professions nous ont livré leurs témoignages sur la situation de la presse en Algérie. Mais en raison de la situation qui prévaut actuellement en Algérie et la chasse aux journalistes indépendants menée à la fois par les pouvoirs et par les directions des médias privés et publics, nous avons choisi de préserver l’anonymat de nos interlocuteurs.