30 Octobre 2020
Publié par Saoudi Abdelaziz
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Par Sadek Hadjerès, le 28 mai 2012
La question « pourquoi le 1er novembre 54 » peut être abordée sous de multiples facettes, dont plusieurs ont été exposées sur mon site « socialgerie ». Pour aujourd’hui, mon angle d’approche sera plutôt celui de la subjectivité des acteurs. Pourquoi les Algériens ont-ils rapidement fait masse autour d’une voie, qui au départ avait les apparences de la fragilité?
Pour paraphraser la métaphore de Jean Jaurès, les éclairs de la Toussaint 1954 avaient tonné dans un ciel lourdement chargé des nuées d’un colonialisme séculaire impitoyable. L’orage de l’insurrection était inévitable. Dans sa généralité, cette explication est juste. Dans les faits, des questionnements surgissent : quels sont les mécanismes, les spécificités historiques et psycho-culturelles, qui avaient rendu concevable le soulèvement de 1954 et l’ont marqué de ses particularités ?
Pourquoi en effet le premier novembre 54 n’avait pas été comme les orages méditerranéens, violents mais suivis rapidement d’un soleil éclatant ? Pourquoi , à la différence des insurrections du siècle précédent, les premiers coups de feu de 1954 , certes suivis d’une accalmie et d’un passage à vide de quelques semaines, avaient débouché sur une tempête politico-militaire de sept longues années, qui a fini par abattre l’édifice colonial présenté en 1930 comme éternel, lors de la célébration du centenaire ?
Une autre spécificité de cette entrée dans une guerre asymétrique : pourquoi le peuple algérien avait- il dû consentir tant de sacrifices prolongés, là où d’autres peuples dans l’espace maghrébin et sur le continent africain étaient parvenus presque sans coup férir, à la reconnaissance formelle de leur droit à l’autodétermination, en grande partie il est vrai, grâce au contexte du soulèvement algérien ?
Le premier novembre était certes un pari, celui d’une avant-garde nationaliste restreinte, avec une part d’improvisation pour sortir d’une crise politique interne. Pourquoi a-t-il fini par déboucher sur une rupture et un point d’inflexion entre deux époques historiques, pour l’Algérie et pour une grande partie du monde colonisé ?
Plus tard, après l’indépendance, l’évènement emblématique était devenu une référence pour les générations suivantes, il avait même suscité des répliques et des imitations. Elles s’étaient avérées fondées pour les mouvements de libération de certains pays. Elles avaient été moins judicieuses et avortées dans d’autres , lorsque l’esprit s’en était réduit à la théorie de la greffe de « focos » implantés de l’extérieur pour créer un nouveau ou plusieurs Viêtnams, comme on le disait avant l’équipée de Bolivie, glorieuse mais inaboutie de Che Guevara. En Algérie même, de temps à autre quand se faisait sentir le besoin d’un changement radical, se sont élevés des appels : « Vivement un nouveau 1er novembre ! ». Pour l’anecdote, vous le savez peut être, les supporters du président Bouteflika ont osé avancer que les élections législatives allaient être aussi importantes que le 1er Novembre.
Tout cela repose la question de fond : si l’option de la résistance armée était devenue presque inévitable en 1954, pourquoi les conditions qui l’avaient rendue possible et productive dans l’Algérie du milieu de 20ème siècle, ne sont pas reproductibles n’importe où et n’importe quand ? Je rappelle que si dans mon intervention, je mets les facteurs subjectifs au centre de l’explication, ce n’est pas à l’encontre du socle déterminant des facteurs géopolitiques. Les conditions objectives ont été relayées par les motivations d’ordre psychologique et culturel. Cette greffe compatible, cette adéquation entre l’objectif et le subjectif était la condition irremplaçable du succès. Quelles avaient été en effet ces motivations ?
L’insurrection du 1er novembre avait été certes un pari audacieux sur la suite des évènements mais en aucune façon un miracle. Je sais que dans les opinions du monde arabe sensibles aux interprétations mythiques, on avait souvent parlé, d’abord avec admiration et plus tard avec un brin d’ironie, de « Al Djazaïr Bilad al mou’djizat », le pays des miracles. Mais le succès final n’avait pas relevé du seul volontarisme ; à lui seul, il n’aurait accouché que d’une tentative glorieuse mais tragiquement avortée. La vérité est que, d’abord dans le cadre d’un rapport de force objectif national et international de plus en plus favorable, le potentiel subjectif interne s’y prêtait. Le 1er novembre avait été le fruit d’une longue maturation dans les opinions algériennes. La conjonction s’est réalisée entre deux facteurs complémentaires qui s’étaient forgés l’un et l’autre dans le cours du processus historique.
Il y a eu d’une part, les imaginaires, le profil psychoculturel avec les représentations dominantes dans la société opprimée et exploitée. D’autre part, il y a eu les prises de conscience politiques, elles ont été le résultat d’efforts difficiles et pas toujours à la hauteur, mais elles avaient été suffisantes pour féconder et soutenir la continuité d’une initiative audacieuse et risquée à la fois. Quel bilan ? La jonction de la subjectivité populaire et du combat politico-associatif avait pesé d’un grand poids, malgré les insuffisances d’un champ politique nationaliste entré en crise. Ceux qui avaient initié l’insurrection ou les courants politiques qui l’avaient ralliée comprenaient ou ressentaient cette double maturation. Ils s’étaient reconnus dans la tonalité de l’appel du 1er novembre qui reflétait cette maturation.
Toute autre était la vision d’un certain nombre d’esprits français naïfs ou embrumés par les a priori de la domination coloniale. Très peu avant l’insurrection, le quotidien français Le Monde pontifiait sous un gros titre en affirmant que l’Algérie restait une oasis de paix dans un Maghreb en flammes. Il faisait allusion au Maroc et surtout à la Tunisie avec les actions croissantes des fellagas. A cette allégation, notre camarade Bachir Hadj Ali répliquait en substance, sur deux pages de l’hebdomadaire communiste algérien ‘’ Liberté ’’ : Non, l’Algérie, corps central du grand oiseau qu’est le Maghreb, ne peut échapper à l’incendie qui a enflammé ses deux ailes. Sur quoi reposait la certitude de notre camarade ? Le rédacteur du Monde aurait été mieux inspiré de méditer un avertissement lancé en 1913 par le député français radical Abel Ferry. Comme son oncle Jules, le fondateur de l’école laïque, et comme lui succombant aux effets du virus colonialiste, il rappelait au nom des intérêts et de la grandeur supposée de la France, que deux éléments constituaient un mélange hautement explosif quand ils se conjuguaient : la misère et l’humiliation sociale d’un côté, les sensibilités identitaires et religieuses de l’autre. Ces données géopolitiques de base échappaient aux spécialistes de la communication et aux hautes sphères dirigeantes coloniales, car pour diverses raisons elles se complaisaient à prendre leurs désirs pour des réalités. Elles ignoraient que l’apparente passivité des « indigènes » n’était qu’une posture les aidant à survivre. Or, n’importe quel Algérien peut attester que le rêve de la délivrance massive par les armes, pour peu que l’occasion s’en présente, était une obsession qui habitait la majorité de mes compatriotes de leur enfance jusqu’à à l’âge le plus avancé.
Encore gamin, je voyais couler les larmes sur le visage ridé de ma grand-mère maternelle, dès qu’elle évoquait comment après l’insurrection de 1871, toutes les terres de sa famille avaient été volées et occupées par les Alsaciens Lorrains fuyant l’Allemagne de Bismarck (peut être y verrez-vous une anticipation des mécanismes racistes internationaux qui au 20ème siècle, ont débouché sur la nakba palestinienne ?). A l’évocation de ce désastre, ma mère renchérissait. Comme pour apaiser sa colère, elle nous racontait dans une espèce de revanche verbale, les exploits djihadistes de Sidna Ali (un des compagnons du Prophète) pourfendant les kouffars, les infidèles. Un épisode que nous rappelaient aussi les contes en prose rimée des meddahs, ces sortes de troubadours en qachabya et guennour, qui chaque mercredi sur la place du village exaltaient les exploits représentés sur les estampes naïves posées à même le sol. Ma mère ajoutait avec amertume : mais nous les musulmans, nous ne savons pas « an-nafeq », comploter. Là était le hic, car le seul obstacle au passage à l’acte, à la révolte était le manque de confiance dans la concertation collective. Encore enfants, nous exprimions entre nous cette préoccupation de façon simpliste et arithmétique : nous musulmans, sommes dix fois plus nombreux qu’eux. Si chacun de nous ne s’occupait que d’un seul français, nous disions ‘’ kafer’’ ou ‘’ gaouri ‘’, le problème serait facilement réglé. Je signale en passant que la même recette géniale habitait les fantasmes de nombreux pieds-noirs et adeptes de l’OAS, « y ’a qu’à les tuer tous », recette qui connut plusieurs débuts d’application. Mais nous devions nous contenter de ruminer nos incapacités à engager des actions concertées, nous apprenions à garder le secret de nos états d’âme contre les mouchards.
Qu’est-ce donc qui avait fait progresser ensuite les mentalités dans toute la société, leur avait donné plus d’assurance et d’espoir, leur avait appris à jauger avec plus de réalisme le contenu et les orientations de l’action violente et non violente, la combinaison des divers moyens d’action possibles, l’adhésion à des formes d’organisation nouvelles greffées sur les traditionnelles structurations patriarcales ? Cette évolution s’est réalisée à travers l’émergence progressive de noyaux associatifs et politiques d’abord minoritaires. Puis à un rythme plus rapide et plus massif à partir de la fin des années trente, sous l’influence des évènements internationaux de grande importance. Ces derniers avaient pénétré la scène algérienne par de multiples canaux jusqu’aux bourgades et douars reculés d’où étaient originaires les habitants des villes ou les travailleurs émigrés en France porteurs d’une culture syndicale et politique minimum. La courte période du Front populaire en France, malgré le refus du gouvernement socialiste de faire droit aux revendications démocratiques algériennes les plus élémentaires, montrera aux organisations encore minoritaires qu’il était possible d’accéder aux activités associatives, syndicales et politiques en dépit des barrages répressifs. La combattivité sociale et politique est ainsi montée d’un nouveau cran. Mais c’est surtout le séisme de la 2ème guerre mondiale et des résistances à l’occupation nazie qui nous éveillera à la dynamique des luttes pacifiques et non pacifiques.
Après sa défaite de 1940, l’armée française n’était plus considérée comme invincible. Après le débarquement anglo-américain de 1942, pour nous elle faisait piètre figure par rapport au spectacle des troupes motorisées américaines. Les Algériens sont devenus partie prenante plus consciente de l’usage des armes dans les campagnes de libération d’Italie et de France. Face au repli temporaire de la grosse colonisation qui avait collaboré avec Vichy, la revendication nationale et de liberté s’était déployée à travers le large regroupement des Amis du Manifeste et de la Liberté. Un très large réseau associatif culturel, religieux et de jeunesse scout ou sportive, s’exprimait et activait de façon imbriquée et parallèle sur deux registres pas forcément contradictoires quant à l’objectif commun, l’un pacifique et légaliste, l’autre para-légal, tourné vers des horizons d’actions plus radicales impliquant le recours aux armes. Ainsi nos chants patriotiques en arabe classique et populaire ou en berbère évoquaient sans ambages l’idée du sacrifice de la vie pour la patrie et appelaient à ne pas craindre les balles. Les causeries et les prêches des cercles culturels et religieux exaltaient les victoires de l’islam à sa naissance en dépit de l’inégalité des forces, comme lors de la fameuse bataille de ‘’Badr’’. Dans le mouvement scout musulman, dans l’esprit d’ailleurs de son fondateur anglais Baden Powell, l’engagement envers l’idéal scout était de mettre un savoir-faire technique et paramilitaire au service de la patrie et de ses concitoyens. Quand un avion miliaire allié s’était écrasé sur la montagne voisine, ou dans nos contacts avec les troupes US cantonnées près du village, la recherche d’armes était l’une de nos préoccupations.
L’attrait pour la perspective de lutte armée allait de pair avec la politisation croissante du mouvement nationaliste même si celle-ci ne s’accompagnait pas d’une réflexion articulant mieux dans les esprits , les luttes militaires et les luttes pacifiques syndicales , électorales , associatives etc. Cette insuffisance s’était ressentie plus tard dans les sphères dirigeantes nationalistes par l’improvisation (ordres et contre-ordres d’insurrection) après les massacres du 8 mai 45, ou la façon dont les couches de la paysannerie pauvre du Constantinois avaient réagi spontanément à cette répression, faute d’orientations assez claires. La carence dans l’évaluation des stratégies et rapports de force politico-militaires s’était révélée après la défaite arabe dans la première guerre contre l’Etat sioniste. Elle eut l’effet d’une douche glacée sur les rodomontades nationalistes polarisées sur la puissance supposée d’un Ligue arabe idéalisée à outrance.
Le 8 mai 1945 avait eu deux sortes d’effets : la division et le pessimisme avaient été assez rapidement surmontés dans la majeure partie de l’opinion grâce en particulier à la campagne pour l’amnistie initiée par les communistes, qui bénéficia d’un rapport de force favorable sur la scène politique française. En même temps, le 8 mai consolida l’opinion que le colonialisme ne nous laissait d’autre issue que la violence armée pour se libérer. Certains courants nationalistes moins convaincus ou sensibles aux séductions de colonialistes dits « libéraux » concevaient les voies politiques comme opposées et non pas complémentaires avec l’option armée. Mais celle – ci marquera des succès chez les plus résolus avec la décision du congrès du PPA-MTLD de 1947 de créer l’Organisation Spéciale (OS). Le démantèlement de l’OS en 1950 n’a pas interrompu l’élan et le débat entre les avantages et les inconvénients de chaque option. Deux évènements précipiteront les projets de recours aux armes. D’abord l’échec du FADRL (Front algérien pour la Défense et le Respect des Libertés Démocratiques) constitué en été de 1951 par l’ensemble des partis politiques qui ont eu ensuite chacun leur part de responsabilité lorsqu’il s’est effiloché les mois suivants. L’échec de cet élan politique et populaire renforça le courant des partisans de l’activisme armé. Mais ce fut de façon assez perverse et dépolitisée, selon l’idée fausse chez nombre de gens déçus, que c’était la lutte politique en elle-même et non pas l’absence d’une saine politisation qui était stérile et contre-productive.
L’autre facteur fut, sur la scène régionale et internationale, une série encourageante de changements tels que l’arrivée au pouvoir de Nasser en Egypte, qui mit fin à l’aura trompeuse d’une Ligue arabe impuissante et complaisante envers les puissances coloniales. Cette évolution ascendante trouvera plus tard son apogée avec le grand rassemblement intercontinental de Bandoeng, cependant que l’option militaire va s’inviter davantage avec l’entrée en lice des fellagas Tunisiens et surtout la grande victoire de Diên Biên Phû. Le 8 mai 1954 fut ressentie chez nous comme une revanche éclatante sur la tragédie du 8 mai 45 : les Algériens se répandaient en congratulations traditionnelles et souhaits d’un nouvel Aïd, une grande fête de libération à venir. Dès lors, l’évolution vers la préparation de l’insurrection ne pouvait surprendre même les observateurs les moins avertis.
Comment croire dans ces conditions aux affabulations selon lesquelles les communistes ont été surpris, ou même auraient réagi de façon hostile à la survenue de l’insurrection ? C’est bien mal connaître cette période que se fier aux allégations propagandistes et partisanes qui s’expliquent par les enjeux politiciens du temps de guerre, avec l’esprit hégémoniste et sectaire de certains dirigeants FLN et ALN. Ce genre d’allégations, bien que peu crédibles à des esprits curieux ou avertis, ont été malheureusement reprises plus tard en boucle et sans vérification par des media ou même des historiens dont le mouvement communiste n’était pas le thème principal de recherche. Fort heureusement, depuis la dernière décennie, nombre d’historiens anciens ou nouveaux, soucieux d’investigations ouvertes et responsables, se dégagent de plus en plus des raccourcis sommaires et idéologisants que favorisait par surcroît la désinformation ambiante. Pour exemple lié au premier novembre, je signale un article fortement documenté de l’historien hongrois Laszlo Nagy, qui détaille un épisode significatif et pourtant occulté. L’appel du 1er novembre fut presque aussitôt répercuté par une station radio émettant en arabe dialectal depuis Budapest en direction du mouvement indépendantiste d’Afrique du Nord. Cette station était animée et dirigée par notre camarade William Sportisse, lui même envoyé pour cette mission depuis le milieu de l’année 54 par le PCA et les autres partis communistes maghrébins. Il avait diffusé le communiqué du 1er novembre avant qu’il ne lui soit envoyé par la délégation du FLN au Caire, qui en son temps et en la personne de Aït Ahmed, le remercia et le félicita de cette initiative.
Pour préciser les choses, la direction du PCA n’a pas été surprise par la survenue de l’insurrection, politiquement dans l’air et prévisible pour les mois ou l’année à venir. Ce qui nous a surpris dans la semaine qui précéda l’insurrection et au cours de laquelle nous avons compris son imminence, ce fut l’accélération de son timing, en plein aiguisement de la crise du PPA-MTLD. Car nous prêtions davantage de perspicacité politique aux initiateurs de l’insurrection, à qui Abbane Ramdane libéré de prison après le début de l’insurrection et comme les historiens le sauront plus tard, reprochera en termes très durs à ses compagnons d’armes, la précipitation avec laquelle l’insurrection fut déclenchée dans des conditions aussi précaires. Là où par contre, sans développer ici davantage, j’estime que la direction du PCA aurait dû et pu faire mieux, c’est après Dien Bien PHu, anticiper organiquement sur les probabilités d’évolutions en cours et préparer des structures parallèles du type des Combattants de libération avant que l’insurrection ne survienne, ce qui nous aurait facilité les dispositions organiques après ‘insurrection et un certain nombre de développements politiques ultérieurs dans l’intérêt aussi bien des courants nationalistes et communistes que de la population.
Le temps qui m’est imparti ne me permet pas d’aller plus loin. Je conclus donc en soulignant que la question du 1er nov. 54 dépasse de loin son timing et son accomplissement pratique et militaire. L’essentiel réside dans la finalité et le contenu politiques des soulèvements.
Deux remarques me paraissent d’actualité quant à l’utilisation qui est faite de la symbolique du 1er novembre : 1°. Un prétendu « novembrisme », passéiste et s’en tenant à l’apologie désincarnée de la lutte armée, a servi de couverture idéologique à des dérives antidémocratiques de la part de cercles nationalistes, officiels ou non. Ils se sont mis à invoquer pour eux seuls la légitimité révolutionnaire et le label clientéliste de la « famille révolutionnaire ». La traduction néfaste en a été la crise de l’été 1962 qui vit instaurer par la violence le socle militaro-policier du nouveau système de pouvoir. Les vertus faussement attribuées à la violence armée sans évaluation critique de son contenu politique sont aussi à l’origine des fautes désastreuses qu’ont été les affrontements armés en Kabylie de 1964, puis dans tout le pays durant la sombre décennie 90. Ce constat prend de nouveau une résonance particulière en cette saison non pas de printemps mais de tempêtes arabes et africaines, où quelques cercles s’étonnent en le déplorant, de ce qu’ils appellent «l’exception algérienne». Ils caressent, par mimétisme envers le 1er novembre 54, le calcul dangereux d’allumer un feu purificateur par internet, rumeurs-intox ou tout autre scénario planifié. C’est ignorer que ce qui a donné du souffle à l’insurrection algérienne en 1954, ce fut avant tout une orientation politique bien en phase avec les aspirations, le ressenti et la sagesse populaires. C’est cela qui fut fondamental et porteur de succès et non pas les instruments pratiques qui ont véhiculé efficacement ce contenu, depuis le bouche à oreille ou « téléphone arabe », « radio trottoir ou café de quartier » jusqu’aux postes radios transistor récemment arrivés et transmettant les émissions de l’étranger. 2°. Un deuxième enseignement, lié au précédent, a été rendu plus éclairant par les malheurs qui se sont abattus sur les peuples libyen, syrien et malien, venant après la tragédie du peuple irakien.
C’est la militarisation artificielle des conflits internes. Elle recouvre souvent des tentatives suspectes d’embrigadement émotionnel de l’opinion, d’anesthésie de la conscience politique, de l’analyse et du sens critique dans des buts non avoués dont profitent les cercles réactionnaires locaux et internationaux qui encouragent et suscitent ces dérives. Dans des conflits internes encore plus que dans les luttes de libération nationale, la lutte armée ne devient légitime et porteuse d’avenir que si elle engagée en dernier recours, quand les moyens et voies pacifiques ont réellement épuisé leurs effets. Alors seulement le recours aux armes, avec un large appui populaire, peut ouvrir la voie à des solutions pacifiques et démocratiques, dénouer et non pas aggraver l’écheveau compliqué des situations où s’entremêlent les représentations identitaires, les enjeux économiques et stratégiques. En ce sens, novembre 54 avait ouvert la voie aux accords d’Evian.
En sens inverse, l’épreuve de force de l’été 1962 a préparé les impasses et tragédies survenues un quart de siècle plus tard : massacre d’octobre 1988, les années noires de la décennie 90, la répression algéroise sanglante des jeunes marcheurs du 14 juin 2001 et le marasme, la fragilité nationale actuelle. A cinquante ans de distance, il est à souhaiter que ces enseignements croisés préparent un vrai printemps démocratique et social, tel que souhaité par l’appel du 1er novembre 54. C’est l’enjeu, encore en balance, des luttes en cours.
Publié le 28 mai 2012 dans Socialgerie.net