débat autour des questions mémorielles sur la colonisation et la guerre d’Algérie
publié le 19 avril 2021
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Contenu
Ci-dessous le compte rendu du rapport de Benjamin Stora publié par Sylvie Thénault sur histoire@politique. Et des extraits de son article dans la Revue d’histoire culturelle, XVIIIe-XXIe siècle où elle propose, à travers son vécu d’historienne, une réflexion sur l’action de l’État concernant l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne. Elle y évoque trois expériences : la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et des combats au Maroc et en Tunisie ; la déclaration présidentielle du 13 septembre 2018 sur la responsabilité de l’État dans la mort de Maurice Audin ; l’instruction générale interministérielle 1300 (IGI 1300) et la déclassification des archives. Nous reprenons ci-dessous ce qui concerne la déclaration présidentielle de 2018 dans la préparation de laquelle elle a joué un rôle important, et renvoyons les lecteurs à l’intégralité de l’article.
A propos du rapport de Benjamin Stora
sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation
et la guerre d’Algérie »
par Sylvie Thénault, publié par histoire@politique le 13 avril 2021.
Source
Sylvie Thénault est directrice de recherche CNRS au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (CHS). Spécialiste de la colonisation et de la guerre d’indépendance algérienne, elle a notamment publié, avec Abderrahmane Bouchene, Jean-Pierre Peyroulou et Ouanassa Siari-Tengour (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris/Alger, La Découverte/Barzakh, 2012 (Rééd. La Découverte, 2014, 2021).
• Benjamin Stora, Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, rapport remis au président de la République, en ligne.
• Benjamin Stora, France-Algérie. Les passions douloureuses, Paris, Albin Michel, 2021.
Benjamin Stora publie chez Albin Michel le rapport remis au président de la République le 20 janvier 2021, disponible sur le site de l’Élysée [1]. Emmanuel Macron a chargé l’historien d’une « réflexion » en vue d’une « réconciliation des peuples français et algériens » (p. 2 du rapport en ligne). Ce rapport a suscité un engouement médiatique tel qu’il a déjà été largement discuté. Benjamin Stora l’a même précisé et amendé, lors de ses interviews postérieurs à sa remise. Le choix fait ici est de se référer au texte originel, sans entrer dans les débats postérieurs – un compte rendu n’y suffirait pas.
Le titre de l’ouvrage est révélateur de la vision sur laquelle repose ce rapport : une personnification de la France et de l’Algérie, assimilées à des individus entretenant une relation intime violente qu’il faudrait apaiser. La personnification va de pair avec la métaphore psychologique qui a marqué la pensée de Benjamin Stora, depuis son ouvrage pionnier : La Gangrène et l’oubli [2]. Cette métaphore a donné naissance à une double grille de lecture, communément admise. Temporellement, elle a soutenu l’idée d’un refoulement de ce passé en raison de son caractère traumatisant, suivi d’une résurgence tardive. Elle a aussi fondé l’idée qu’il y avait une guerre des mémoires à éteindre, entre la France et l’Algérie, voire entre « les peuples français et algériens » (p. 2) selon la lettre de mission présidentielle. L’idée d’une guerre des mémoires a cependant aussi été développée pour la seule société française. Dans l’historiographie, les travaux d’Éric Savarese, portant sur les Français d’Algérie et les promoteurs d’une nostalgie coloniale, s’y intéressent particulièrement [3].
Les lacunes bibliographiques
Sans sous-estimer l’œuvre considérable de Benjamin Stora, apparaît ici le problème central du rapport : son fondement bibliographique. Les références mobilisées remontent la plupart du temps au début des années 2000. La bibliographie, en outre, ne comprend pas de titre anglo-saxon alors que l’écriture de cette histoire est internationalisée. Cette internationalisation, d’ailleurs, interroge la pertinence d’une réflexion s’en tenant au tête-à-tête franco-algérien. Contrairement à une idée reçue, les auteurs anglo-saxons n’enrichissent pas cette histoire d’un point de vue extérieur qui serait salutaire quand les historiens français et algériens seraient prisonniers de leurs subjectivités nationales. Les chercheurs développent sur ce passé des points de vue qui ne dépendent pas de leurs nationalités. Les discussions portent sur le choix des sources, les méthodologies, les approches, les langues de travail, les interprétations ou encore sur les sensibilités politiques affleurant dans les travaux, sans déterminisme national évident.
Surtout, la bibliographie néglige l’historiographie qui s’est développée depuis une vingtaine d’années sur les mémoires dans la société française. La société algérienne reste inexplorée – seule la politique de l’État algérien a fait l’objet d’une thèse, sous la direction de Benjamin Stora, citée dans le rapport [4]. Côté français, l’historiographie invite à un changement de paradigme. Elle conteste en effet l’idée d’une guerre des mémoires. Celle-ci suppose une homogénéité des groupes censés s’affronter (anciens combattants, harkis, immigrés, Français d’Algérie, Français, Algériens…) que démentent les travaux. « Les Français d’Algérie », par exemple, ont développé une gamme variée de positions sur l’Algérie française, plus ou moins distanciées et pas toujours exposées publiquement. Éric Savarese le démontre, en invitant à dépasser le point de vue des associations parlant en leur nom. Le soutient également Clarisse Buono qui a étudié les mémoires familiales [5].
À l’hétérogénéité des rapports au passé chez les témoins s’ajoute une hétérogénéité des rapports construits par les générations suivantes. Celles-ci sont aujourd’hui au cœur des études dont le questionnement, au fil du temps, s’est déplacé du vécu des acteurs vers la transmission à leurs descendants. Avec eux, il est moins question de rejouer le conflit que de s’interroger sur le passé. Pour les anciens combattants, le dernier livre de Raphaëlle Branche en est révélateur : Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? [6]. Dans ces générations, l’interrogation s’accompagne d’une appropriation variable de l’histoire des parents, démentant elle aussi l’idée d’une guerre des mémoires. Giulia Fabbiano a ainsi constaté qu’enfants de harkis et d’immigrés algériens dépassent, dans leurs rapports quotidiens, la césure que l’indépendance est censée avoir créée entre eux [7] ; un dépassement que confirme l’histoire du mouvement antiraciste [8]. Il est d’ailleurs étonnant que le rapport ne dise mot du racisme ni de l’antiracisme. Une historiographie existe à ce sujet. Après un Phd (non publié) sur l’histoire de l’antiracisme en France, Jim House a étudié le souvenir du 17 octobre 1961, mis sur la place publique par les organisations qui se sont structurées face à la montée du Front national dans les années 1990 [9]. S’est ainsi opéré un chassé-croisé avec Charonne, qui symbolisait jusque-là la répression policière des manifestations parisiennes de l’époque et dont le Parti communiste français entretenait le souvenir [10]. Dans cet exemple, en outre, l’évolution de la mémoire est une question de temporalité socio-politique, et non de psychologie, car elle dépend des rapports de forces au sein du champ politique et de la signification, au présent, de ces événements passés.
L’usure de la notion de « mémoire »
De cette historiographie, trop succinctement évoquée ici, que retenir ? Certainement que la notion même de « mémoire » s’est usée. Sous ce terme, en effet, sont abordés les individus, leurs psychismes éventuellement blessés et la transmission générationnelle, les sociétés et leurs dynamiques associatives, la vie politique et ses usages du passé, les États et leurs politiques publiques, sans compter les représentations littéraires et cinématographiques ou encore l’écriture de l’histoire et l’accès aux archives. De natures diverses, tous ces domaines ne peuvent être analysés avec les mêmes outils. Tous ne sont pas non plus porteurs de conflictualité et tous, enfin, ne se prêtent pas à un apaisement ni à une réconciliation – la conflictualité des usages du passé n’est-elle pas le propre du débat politique en démocratie ? Les mémoires individuelles ne devraient-elles pas être respectées jusque dans leurs silences, leurs mensonges, leurs rancœurs et leurs indifférences ? De cette usure de la notion de mémoire, Benjamin Stora n’est pas comptable mais le fait qu’il soit question de tout cela dans le rapport, sans clarification préalable ni distinction dans le déroulement des analyses, n’en facilite pas la lecture. Les développements mêlent les différents domaines, tous décrits à travers la métaphore de la blessure à guérir et de la « passion douloureuse » à apaiser.
Sur ce fondement, la recherche d’un équilibre guide l’ensemble du rapport. Tout en faisant état des violences qui ont émaillé cette histoire, Benjamin Stora développe l’existence d’un « monde du contact » (bien que cette notion soit discutée dans l’historiographie). L’historien excelle sur les politiques présidentielles, qu’il a personnellement suivies. Il est (logiquement) plus technique sur les archives en France, sans parvenir à exposer clairement les problèmes posés par la déclassification – il s’agit de définir les conditions de communication des documents classés « secret », que devrait définir le seul code du patrimoine, alors que le secrétariat de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) cherche à intervenir en la matière, suivant sa propre réglementation et ses propres interprétations [11].
D’un point de vue bilatéral, la question des archives est explosive et le rapport préconise, à juste titre, de procéder à un état des lieux de ce qui est conservé dans les deux pays avant tout accord, si possible. Benjamin Stora est prudent sur les excuses, qu’il ne rejette pas par principe mais en en démontrant, précédent japonais à l’appui, les limites. Cette recherche d’une voie moyenne vise un impossible consensus, entre des points de vue radicaux sur la colonisation – car si dans la société, le rapport à ce passé est plus apaisé que supposé, il garde un fort potentiel de conflictualité politique ; d’où l’abondance et l’âpreté des réactions qu’il a suscitées. Le rapport laisse cependant un goût d’inachevé. Il se termine, avant la conclusion, par une liste de « défis » restant à relever, simplement mentionnés, alors qu’ils sont cruciaux. Il en est ainsi des essais nucléaires dont une enquête récente du Monde a démontré toute la complexité, entre responsabilités de l’État algérien non assumées et non-indemnisation des victimes en dépit de la loi Morin [12].
Rien d’ambitieux dans la longue liste des préconisations
La prudence marque aussi la longue liste des préconisations, qu’il est devenu habituel de désigner comme des « petits pas » constituant autant d’avancées. Si la méthode se défend, elle a son revers : pourquoi ne rien proposer d’ambitieux ? Une fois encore, les travaux sur la mémoire, avec l’expérience de la gestion du passé de la Seconde Guerre mondiale, ouvrent des perspectives, côté français, puisque ces deux séquences de l’histoire posent à la nation et à la société françaises des questions similaires. La commission « Mémoires et vérité » est à peine esquissée, aucune réflexion n’est menée sur la justice transitionnelle. La liste dressée compile des revendications antérieures ou émergentes (reconnaissance de l’assassinat d’Ali Boumendjel, p. 96, par exemple) et elle concerne des dossiers qui n’ont rien de surprenant pour les connaisseurs de cette histoire (réactivation du musée de Montpellier, p. 99, par exemple). Chaque mesure pourrait être discutée, certaines n’ont aucun lien avec les développements du rapport (comme « faire des lieux de mémoire » des camps d’internement sur le sol français, p. 97), d’autres interrogent : ainsi le guide des disparus (p. 96) existe déjà et d’ailleurs le rapport le mentionne (p. 72) ; et pourquoi un colloque sur « le refus de la guerre d’Algérie » (p. 100) mêlant notamment Mauriac, Sartre et Aron (!), alors que la question n’est pas à l’avant-garde de l’historiographie actuellement ? Un reproche infondé leur a cependant été adressé : elles ne concernent que la partie française. Le débat public oublie que le rapport de Benjamin Stora devait avoir un pendant algérien, rédigé par Abdelmajid Chikhi, directeur des Archives nationales à Alger, qui n’a pas été rendu.
Pour finir, il faut reconnaître à Benjamin Stora son engagement ancien et courageux. Il a fait l’objet d’attaques ad nominem, tant en France qu’en Algérie, y compris antisémites, qui ne peuvent que lui valoir l’expression d’une solidarité sans faille. La critique scientifique doit aussi néanmoins s’exprimer en espérant prouver que sur un enjeu mémoriel tel, les historiens, leurs travaux et leurs visions du passé, ont beaucoup à apporter. Sans illusion toutefois sur la portée effective des politiques mémorielles : elles ne répondent en rien aux discriminations dont souffrent les « musulmans » aujourd’hui, surtout si elles entrent en contradiction avec les politiques menées par ailleurs.
Une émission sur le rapport de Benjamin Stora
avec Sylvie Thénault
sur AlternaTV, le 22 avril 2021
(16h à Montréal, 21h à Alger, 22h à Paris)
Politiques publiques de la mémoire
et Guerre d’indépendance algérienne :
un combat pour l’histoire ?
par Sylvie Thénault, publié dans la Revue d’histoire culturelle, XVIIIe-XXIe siècle, 2021/2.
Source
Fondé sur l’expérience personnelle de l’autrice, cet article revient sur la Fondation pour la mémoire de la Guerre d’Algérie, des combats au Maroc et en Tunisie, la déclaration de reconnaissance de la responsabilité de l’État dans la disparition de Maurice Audin et la dénonciation de l’IGI (Instruction générale interministérielle) 1300 imposant la déclassification des documents « secrets » avant leur communication, au mépris de la loi sur les archives. Il démontre ainsi la résistance qu’offrent les libertés académiques aux interventions étatiques pesant ou tentant de peser sur l’écriture de l’histoire de la Guerre d’indépendance algérienne et l’accès aux archives, en France.
« La mémoire, même quand elle est historique
et rappel d’un passé commun, est plus ou moins
consciemment nourrie par les reconstructions
proposées par des historiens, et, plus encore peut-être,
influencée par les divers pouvoirs qui encadrent le groupe.
En particulier, l’État dès qu’il se constitue veut aussi gérer
le passé, à plus forte raison lorsqu’il devient État-nation
aux XIXe et XXe siècles. Dans cette perspective, il est
conduit à créer des institutions de mémoire historique,
visibles et efficaces. »
Philippe Joutard, Histoire et mémoire, Conflits et alliances,
La Découverte, 2015.
Les politiques publiques de la mémoire ont une légitimité incontestable. Elles font régulièrement l’actualité sur l’histoire de la Guerre d’indépendance algérienne, tel que les historiens nomment couramment ce conflit, afin de le désigner par son enjeu posé d’emblée (l’indépendance de l’Algérie) et de s’émanciper des appellations nationales canoniques (Guerre d’Algérie d’un côté, Guerre de libération ou Révolution de l’autre). Le rapport rendu le 20 janvier 2021 par Benjamin Stora témoigne du consensus régnant à ce sujet : non seulement l’État doit intervenir en matière de gestion d’un passé polémique qui, comme celui de la Seconde Guerre mondiale, recèle de lourds enjeux sociaux et politiques, mais les historiens ont en la matière un rôle de premier plan à jouer [13]. Évoqué comme indicateur le plus récent de cette évidence, ce rapport ne sera pas discuté dans cet article – ses fondements et son contenu nécessiteraient de longs développements, spécifiques [14]. Il s’agit plutôt, à travers mon vécu d’historienne, de proposer une réflexion sur l’action de l’État en direction de la Guerre d’indépendance algérienne. Trois expériences seront évoquées : la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et des combats au Maroc et en Tunisie ; la déclaration présidentielle sur la responsabilité de l’État dans la mort de Maurice Audin, le 13 septembre 2018 ; l’instruction générale interministérielle 1300 (IGI 1300) et la déclassification des archives. […]
La déclaration sur la responsabilité de l’État dans la mort de Maurice Audin
Le 11 juin 1957, Maurice Audin, militant du Parti communiste Algérien (PCA) est arrêté à Alger par les parachutistes. Ils cherchent à travers lui à localiser les dirigeants du PCA qui sont dans la clandestinité depuis la dissolution du Parti, en 1955. Conduit dans un centre de détention militaire, torturé, Maurice Audin disparaît. À sa femme, Josette, en quête de la vérité, les autorités répondent qu’il s’est évadé, une évasion qui a même été mise en scène, un soldat jouant le rôle d’Audin. Josette Audin, entamant une intense campagne pour connaître la vérité, fait éclater ce qui est resté l’une des plus grandes affaires de la guerre. En France, un Comité au nom du disparu est formé, dont Pierre Vidal-Naquet devient l’une des chevilles ouvrières. C’est ainsi qu’il produit des analyses pionnières sur la torture et la répression qui demeurent incontournables [15].
En 1962, en vertu de l’amnistie, un non-lieu clôt l’instruction de la plainte déposée par Josette Audin. Celle-ci continue alors ses démarches pour obtenir réparation, jusqu’à ce qu’une décision du Conseil d’État la déboute définitivement en 1978. Robert Badinter, ancien avocat du Comité Audin devenu ministre de la Justice en 1981, lui octroie une indemnité financière, ainsi qu’à ses enfants ; la recherche de la vérité, quant à elle, reste vaine. En 2001, Josette Audin dépose une plainte pour crime contre l’humanité, seul moyen juridique possible pour contourner l’amnistie, mais celle-ci est rejetée [16]. Josette Audin ne cesse alors de demander, à la fois, la vérité et la reconnaissance politique de la pratique de la torture en Algérie, soit en s’associant à des campagnes collectives, soit par des démarches individuelles. Elle écrit ainsi à Nicolas Sarkozy, puis à François Hollande après leurs élections. Si le premier ne daigne pas lui répondre, la réaction du second, marque une première évolution. François Hollande fait en effet communiquer à Josette Audin des archives conservées au Service historique de la Défense (SHD) concernant son mari, puis il déclare que Maurice Audin est « mort durant sa détention » [17]. Si elle rompt avec le mensonge officiel de l’évasion, la déclaration édulcore une réalité largement établie : les militaires portent la responsabilité de sa mort. Les hypothèses concernant celle-ci les impliquent toutes, que Maurice Audin soit décédé sous la torture, qu’il ait été sciemment tué par l’un de ses tortionnaires, ou sommairement exécuté par un commando du commandant Aussaresses, comme tant d’autres prisonniers à l’époque [18].
Le 11 juin 2017, avant d’être saisi par Josette Audin, Emmanuel Macron, nouvellement élu, lui téléphone en lui affirmant sa volonté d’agir. L’origine de cet appel reste énigmatique : comment l’idée a-t-elle émergé ? Pourquoi le faire ? L’affirmation d’une nouvelle volonté présidentielle ouvre cependant la voie à une mobilisation impliquant de multiples acteurs : avocats de la famille, avec Roland Rappaport décédé au début de cette ultime campagne, relayé par Claire Hocquet ; militants associatifs, une Association Maurice Audin existant, présidée par Pierre Mansat, élu communiste au Conseil municipal de Paris ; députés dont Cédric Villani qui, en tant que mathématicien, connaît deux des enfants de Maurice Audin, Pierre et Michèle (Maurice Audin était mathématicien et deux de ses enfants ont suivi la même voie que lui). Il est impossible de revenir ici sur cette bataille mais il importe de préciser que sans elle, rien n’aurait eu lieu [19].
S’il est sûr qu’Emmanuel Macron a fait preuve d’un volontarisme neuf en matière de gestion du passé colonial algérien – la commande du rapport à Benjamin Stora en témoigne – la déclaration finale sur la mort de Maurice Audin ne relève cependant pas d’une geste présidentielle généreuse [20]. Outre qu’elle a résulté d’une longue campagne et d’une pression continue pendant une année, il faudrait une histoire des politiques publiques de la mémoire pour mieux la situer dans la longue durée, en intégrant notamment les progrès précédemment accomplis par François Hollande. Cette déclaration est certainement l’indice d’évolutions plus profondes.
Ce texte est né de maintes consultations, à l’issue desquelles j’ai été chargée de proposer une première trame [21]. Cette sollicitation s’explique probablement par mes liens personnels avec la famille Audin (Pierre Audin a été mon professeur de mathématiques au lycée) mais surtout par mes travaux consacrés au droit pendant cette guerre ; et ce, depuis ma thèse [22]. En effet, les pouvoirs spéciaux accordés par le Parlement au gouvernement de Guy Mollet en 1956 ont permis de déléguer les pouvoirs de police à l’armée en Algérie. Grâce à cette délégation, les militaires ont pu pratiquer en toute légalité arrestations, détentions et interrogatoires mais sans aucun contrôle de leurs actes. Le problème posé est tout simplement un problème d’habeas corpus. Ainsi des disparitions ont pu se produire en masse. Cette couverture légale déficiente des actes des militaires engage la responsabilité du pouvoir politique dans les disparitions.
La reconnaissance de la responsabilité de l’État dans la mort de Maurice Audin ne fait donc qu’entériner ce qui a été démontré depuis longtemps par l’historiographie. C’est l’un des constats les plus flagrants qu’ont fait les conseillers présidentiels en charge du dossier, à l’occasion des entretiens qu’ils ont conduits : le pouvoir politique est en retard sur les acquis de la connaissance historique. Pour en revenir aux libertés académiques, il faut souligner que cet avancement en résulte directement : c’est bien parce que les membres de la communauté universitaire, tant étudiants qu’enseignants-chercheurs et chercheurs, choisissent en toute liberté les sujets sur lesquels ils travaillent et publient que l’historiographie a pu se développer sur cette guerre comme sur quantité d’autres thèmes, sans tabou ni entrave. Le pouvoir politique est en outre en retard sur la société, dont la demande est forte et apaisée. Les spécialistes de cette histoire, habitués des conférences et débats publics, savent qu’il s’agit d’abord pour eux de répondre à une demande d’histoire, à des fins de compréhension du passé, sans logique particulière de glorification ni de contrition.
L’élaboration du texte témoigne en revanche de réticences émanant d’abord des milieux militaires. La première version proposée, que le président de la République aurait été prêt à accepter, d’après ses conseillers, est en effet amendée par « les Armées » sans que les auteurs de ces modifications aient été identifiés. Significativement, un des changements suggérés consiste à introduire dans le texte un rappel des attentats du FLN (Front de libération nationale) à Alger. La trame rendue débutait en effet ainsi : « Au soir du 11 juin 1957, à Alger, Maurice Audin, assistant de mathématiques à la Faculté d’Alger, militant du Parti communiste algérien (PCA), est arrêté à son domicile par des parachutistes au motif de son engagement pour l’indépendance de l’Algérie. Le PCA est alors dissous et ses dirigeants activement recherchés. Maurice Audin fait partie de ceux qui les aident dans la clandestinité ». La modification venant « des Armées » était la suivante : « Au soir du 11 juin 1957, à Alger, Maurice Audin, assistant de mathématiques à la Faculté d’Alger, militant du Parti communiste algérien (PCA), est arrêté à son domicile par des militaires. Suite à plusieurs attentats perpétrés par le Front de libération nationale (FLN), le PCA, qui soutient la lutte indépendantiste, vient d’être dissous et ses dirigeants sont activement recherchés. Maurice Audin fait partie de ceux qui les aident dans la clandestinité ».
Cette nouvelle rédaction qui lie la dissolution du PCA aux attentats que commet le FLN, suggère qu’il aurait fallu le dissoudre au motif de son soutien aux attentats, au moins de façon indirecte par le biais du soutien à la lutte pour l’indépendance. En fait, le PCA a été dissous dès 1955. Cette dissolution reposait sur un anticommunisme suscitant une grille de lecture erronée de la situation en Algérie, vue comme un nouveau terrain d’affrontement entre Est et Ouest à l’échelle mondiale. La question du terrorisme faisait par ailleurs débat dans les rangs communistes et, s’il a existé un groupe appelé « Les combattants de la libération », engagés ainsi en 1957 à Alger, Maurice Audin n’en faisait pas partie. Il a d’ailleurs fallu le garantir avant la déclaration : si Maurice Audin avait été, de près ou de loin, d’une façon ou d’une autre, impliqué dans des attentats, jamais la déclaration n’aurait eu lieu. La modification proposée consistait donc à reprendre une version militaire de l’histoire expliquant la torture par la nécessité de lutter contre le terrorisme. Cette version, purement technique, est démentie par l’historiographie. L’historienne Raphaëlle Branche a en effet démontré depuis longtemps, dans sa thèse, combien la pratique de la torture a résulté d’une logique de guerre globale visant à anéantir l’ennemi au-delà du seul démantèlement des réseaux commettant des attentats ; elle visait à terroriser celles et ceux que tentait l’engagement dans la lutte pour l’indépendance [23].
Finalement, le texte rendu public le 13 septembre 2018 au cours d’une visite d’Emmanuel Macron au domicile de Josette Audin, est ainsi rédigé : « Au soir du 11 juin 1957, à Alger, Maurice Audin, assistant de mathématiques à la Faculté d’Alger, militant du Parti communiste algérien (PCA), est arrêté à son domicile par des militaires. Après le déclenchement de la guerre par le Front de libération nationale (FLN), le PCA, qui soutient la lutte indépendantiste, est dissous et ses dirigeants sont activement recherchés. Maurice Audin fait partie de ceux qui les aident dans la clandestinité ». Comme dans le cas de la Fondation, cette expérience témoigne d’une intervention d’origine militaire pour peser sur la narration historique, cette fois en promouvant un point de vue dépassé justifiant la torture. Le rôle des conseillers présidentiels, celui de Sylvain Fort en particulier, a été fondamental pour que l’histoire l’emporte.
[…]
Conclusion
Que conclure de ces trois expériences, éclatées dans le temps, qui confrontent l’historien à différents types d’acteurs – néanmoins tous étatiques et ayant partie liée avec l’armée et la Défense – et à différents types de difficultés ? Certainement, pour commencer, qu’il se manifeste au sein de l’État bien des réticences à l’écriture de cette histoire qui ne joue guère en faveur de la glorification nationale, mais aussi que l’intervention de l’État, sous de multiples formes, est de règle. Lorsqu’elles n’en contrarient pas l’écriture, ces interventions véhiculent une vision de l’histoire en retrait sur l’historiographie, voire en promeuvent une pratique peu conforme aux standards de la production académique. Les libertés académiques, de la définition d’une recherche à son écriture en passant par la constitution des corpus de sources, constituent de ce point de vue des remparts irremplaçables. Une ligne forte se dégage in fine : la constante vigilance est l’un des aspects de la pratique du métier d’historien sur ce passé.
[1] Benjamin Stora, France-Algérie. Les passions douloureuses, Paris, Albin Michel, 2021 et Benjamin Stora, Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, rapport remis au président de la République, en ligne : https://www.elysee.fr/emmanuel-macr… [lien consulté le 02/04/2021].
[2] Benjamin Stora, La Gangrène et l’oubli, Paris, La Découverte, 1991.
[3] Parmi ses ouvrages : Éric Savarese, Algérie, la guerre des mémoires, Paris, Non Lieu, 2007.
[4] Emmanuel Alcaraz, Les lieux de mémoire de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Karthala, 2017.
[5] Clarisse Buono, Pieds-noirs de père en fils, Paris, Balland, 2004.
[6] Raphaëlle Branche, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?, Paris, La Découverte, 2020.
[7] Giulia Fabbiano, Hériter 1962. Harkis et immigrés algériens à l’épreuve des appartenances nationales, Nanterre, PU Paris Ouest, 2016.
[8] Voir Abdellali Hajjat, La marche pour l’égalité et contre le racisme, Paris, Amsterdam, 2013.
[9] Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Paris, Tallandier, 2008.
[10] Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006.
[11] Voir à ce sujet le site d’Association des archivistes français (https://www.archivistes.org/Suivre-…) [lien consulté le 02/04/2021].
[12] « Essais nucléaires : Alger hausse le ton après un long silence », mis en ligne le 21 janvier 2021 : https://www.lemonde.fr/afrique/arti…) [lien consulté le 02/04/2021].
[13] Voir le rapport en ligne sur le site de l’Élysée : https://www.elysee.fr/emmanuel-macr…
[14] Pour une première critique : https://histoire-sociale.cnrs.fr/wp…énault-_…
[15] Pierre Vidal-Naquet, L’Affaire Audin, Paris, Minuit, 1958 (1ère éd.) ; La Raison d’État, Paris, Minuit, 1962 ; La Torture dans la République, Paris…
[16] Voir Isabelle Fouchard, « Crimes contre l’humanité commis par l’armée française pendant la guerre d’indépendance algérienne : l’impunité organisée…
[17] Le texte intégral de la déclaration de François Hollande est disponible en ligne : https://www.vie-publique.fr/discours/…
[18] Pour une synthèse de l’enquête : Sylvie Thénault, « La disparition de Maurice Audin. Les historiens à l’épreuve d’une enquête impossible (1957-…
[19] Voir Sylvie Thénault, « La reconnaissance de la responsabilité de l’État. Essai d’histoire immédiate », in Magalie Besse et Sylvie Thénault (coord.…
[20] Le texte intégral est disponible sur le site de l’Élysée : https://www.elysee.fr/emmanuel-macr……
[21] Voir l’article d’Yves Bordenave sur la genèse de la déclaration dans Le Monde du 2 septembre 2020. Il parle cependant d’une grande réunion commune…
[22] Sylvie Thénault, Une drôle de Justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2004 (rééd.).
[23] Raphaëlle Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2001.