Depuis février 2019, le « Hirak Populaire » embrase l’Algérie. La dérive autoritaire du pays l’a fait tomber à la 146e place, sur 180, dans le classement annuel de la liberté de la presse de Reporters sans frontières. Certains journalistes sont en prison tandis que d’autres sont poursuivis en liberté. En attendant leur jugement et malgré les pressions, ils continuent de faire leur travail.
Aida Alami
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27 février 2022
Rédacteur en chef du quotidien régional algérien Le Provincial, Mustapha Bendjama ne compte pas le nombre de fois où il a été arrêté au cours des trois dernières années. Peut-être vingt, peut-être trente. Souvent, il est interpellé quelques minutes avant le début des manifestations et relâché quelques heures après leur fin.
Une fois, la police a arrêté le journaliste devant chez lui et une autre, dans la salle de rédaction, devant ses collègues, confisquant même son ordinateur. En 2019, Bendjama a été arrêté pour avoir photographié un écran géant montrant l’affiche d’un candidat à la présidentielle en campagne à Annaba, sa ville natale, dans l’est de l’Algérie. Ce jour-là, Mustapha Bendjama a été emmené d’un commissariat à l’autre et finalement relâché lorsque le candidat a quitté la ville.
« Il est devenu de plus en plus difficile de travailler, dit Bendjama. Ils ne vous disent jamais pourquoi vous êtes arrêté. Parfois, il ne s’agit que d’un contrôle d’identité qui dure des heures. L’idée est d’entraver notre travail. »
Depuis, lorsqu’il couvre les manifestations, il se contente de rouler avec un ami dans une voiture aux vitres teintées, et essaie de capturer l’ambiance pour publier en ligne afin d’éviter de passer des heures au poste de police.
Son expérience est loin d’être unique et reflète une tendance plus large à intimider les journalistes en Algérie. Reporters sans frontières place le pays 146e sur 180 dans son classement annuel de la liberté de la presse – l’Algérie a perdu 27 places depuis 2015, une baisse reflétant une dérive autoritaire inquiétante dans le pays.
Le Hirak populaire, des manifestations à grande échelle contre la corruption et la mauvaise gouvernance, a embrasé le pays en 2019, lorsque le président Abdelaziz Bouteflika, aujourd’hui décédé, a annoncé qu’il briguerait un cinquième mandat. Le soulèvement populaire l’a forcé à démissionner.
À la suite de son départ, l’armée l’a remplacé par Abdelmadjid Tebboune, premier ministre du gouvernement précédent. Cette décision a alimenté la colère des rues, et la foule a continué de sortir – défiant les interdictions de rassemblement. Après une pause de près d’un an à la suite des restrictions liées à la pandémie, les manifestations en faveur de la démocratie ont repris en février 2021.
Durant cette période, des journalistes critiques ont également été régulièrement arrêtés et leur travail entravé lorsqu’ils portaient la voix des militant·es exigeant des réformes politiques. Les journalistes qui rendent compte de cette soif de changement en paient un prix cher.
« Il y a deux enjeux liés à la presse et au Hirak que le régime militaire tente de contrôler : le tarissement de l’information à l’international et le maintien de l’image de l’Algérie comme un pays stable depuis qu’il a vaincu le terrorisme des années 90 auprès des partenaires internationaux », explique Amel Boubekeur, sociologue à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en France.
Pour elle, les médias contrôlés par le régime cherchent à « faire apparaître le Hirak comme un élément de déstabilisation, qui fait courir à l’Algérie le danger d’une invasion extérieure ou d’une nouvelle guerre civile que seul le maintien de l’armée au pouvoir peut endiguer ».À LIRE AUSSIUn détenu du Hirak et un journaliste exilé racontent la répression en Algérie11 juin 2020Lire plus tard
L’intimidation des journalistes a, en grande partie, porté ses fruits. Alors que les manifestations prenaient de l’ampleur, la presse algérienne de manière générale s’est détournée de leur couverture.
La censure a aussi permis l’émergence de nouveaux supports médiatiques car beaucoup d’Algériennes et d’Algériens se sont tournés vers les sources d’information numériques, ce qui a à son tour entraîné une répression accrue. Avec d’autres organismes internationaux de défense de la liberté de la presse, comme le Comité pour la protection des journalistes, RSF a dénoncé à plusieurs reprises les poursuites et la condamnation de journalistes pour des accusations telles que « mise en danger de l’unité nationale » ou « menace à l’ordre public et à la sécurité de l’État ».
Quelques journalistes, cependant, ne se sont pas découragé·es face à de telles intimidations. Plusieurs ont estimé de leur devoir de couvrir les manifestations et d’exposer ce qu’ils estiment être des violations des droits humains perpétrées par les autorités. Les arrestations de manifestant·es et de journalistes sont devenues courantes à partir de 2019, dans le cadre d’un effort plus large visant à réprimer la dissidence et la liberté d’expression, selon Ahmed Benchemsi, directeur de la communication Moyen-Orient et Afrique du Nord pour Human Rights Watch : « La liberté de la presse est une victime importante de cette sombre situation, mais les libertés en général le sont aussi. »
Harcèlement judiciaire
Mustapha Bendjama est devenu journaliste un peu par hasard, il y a huit ans, alors qu’il étudiait les mathématiques à l’université. Au cours de l’été 2013, il a travaillé comme stagiaire au Provincial. Un travail temporaire, pensait à l’époque celui qui est aujourd’hui rédacteur en chef.
Grand consommateur d’informations, il s’est découvert une passion pour la presse et est devenu journaliste à temps plein après avoir terminé ses études universitaires. Au cours des dernières années, Bendjama est devenu l’un des rares journalistes algériens indépendants, déterminé à faire entendre sa voix dans un environnement strictement contrôlé.
Le Provincial couvre toutes sortes de sujets et a joué un rôle clé dans la documentation du Hirak, tout en plaidant pour la liberté de la presse. C’est l’un des rares supports, avec Interlignes et Casbah Tribune, à faire un tel travail. Le quotidien s’est également illustré en traitant des inégalités, des logements informels, de la gestion de la pandémie et de la corruption des élus locaux.
La menace « d’asphyxie économique » est toujours présente, dit Bendjama. Il n’existe qu’une seule agence de diffusion de publicité dans les médias en Algérie, et elle est étatique : l’Agence nationale d’édition et de publicité (Anep). À travers elle, l’État récompense et punit les supports médiatiques en fonction de leur couverture.
En plus de cette pression économique, le harcèlement judiciaire est l’un des outils les plus courants pour réprimer la liberté de la presse. Semaine après semaine, les journalistes sont convoqués devant les tribunaux pour répondre de diverses allégations fabriquées, selon différents défenseurs de la liberté de la presse.
Ces derniers ont dénoncé à plusieurs reprises ces pratiques. Au printemps 2021, dans les semaines précédant les élections, Reporters sans frontières avait condamné les arrestations de nombreux journalistes, dont Riad Kramdi, photographe de l’Agence France-Presse , Wided Laouedj, de Radio M, Anis Chelouche de la Casbah Tribune et Farida Tayeb Cherrad, de Tariq News. Ils ont été détenus pendant plusieurs heures après avoir été arrêtés, sans être inculpés.
Une nouvelle loi contre les « fake news »
Ces affaires peuvent s’éterniser et empêcher l’accusé de faire son travail de journaliste. Le gouvernement sévit également sur les réseaux sociaux. Les journalistes sont régulièrement arrêtés pour ce qu’ils y publient, plutôt que directement arrêtés pour leurs articles, dit Bendjama.
En août 2021, il a été longuement interrogé sur un message qu’il avait partagé sur sa page Facebook, exigeant la libération d’un militant du Hirak. Le même mois d’août, un tribunal de la ville de Constantine a condamné le journaliste et militant Abdelkrim Zeghileche à deux ans de prison pour deux de ses publications sur Facebook. Dans l’une d’elles, il a qualifié le président algérien Abdelmadjid Tebboune d’« imposteur placé au pouvoir par l’armée ».
L’État algérien a promis pendant un certain temps des réformes qui comprenaient un remaniement ministériel et la libération de quelques prisonniers politiques. En parallèle, une loi a été adoptée, en avril 2020, criminalisant la diffusion de « fake news ». Une interprétation large du texte a permis l’arrestation de journalistes et la censure de certains médias.
Au début, les autorités ont bloqué Internet, des sites Web, refusé des accréditations et expulsé des journalistes étrangers. Aujourd’hui, des journalistes sont emprisonnés, jugés et harcelés même après leur libération, souvent en vertu de cette nouvelle loi.
Nous faisons encore de l’autocensure pour pouvoir continuer de travailler.
Mustapha Bendjama, rédacteur en chef du « Provincial »
« L’Algérie a toujours été un environnement restrictif pour les journalistes, mais avec la répression des reportages liés aux manifestations au cours des deux dernières années, les autorités sont devenues beaucoup plus à vif », a déclaré Justin Shilad, du Comité pour la protection des journalistes. « La loi sur les “fake news”, en plus d’être le bâton rhétorique préféré de tout régime autoritaire potentiel, est un outil très courant que les gouvernements de la région et du monde entier utilisent pour porter des accusations contre les journalistes. »
Dans le passé, le travail des journalistes était entravé par des obstacles bureaucratiques ou par la censure directe de leur travail. Désormais, la répression est plus créative. Des journalistes se retrouvent derrière les barreaux pour incitation à un rassemblement illégal ou parce que ce qu’ils écrivent sur les réseaux sociaux pourrait être interprété comme une menace pour les intérêts nationaux.
Beaucoup passent une bonne partie de leur temps à gérer le fardeau du harcèlement juridique. En plus de diriger une rédaction de 30 personnes, Bendjama doit se défendre devant les tribunaux pour diverses accusations et répondre à des convocations policières de plusieurs heures.
Lignes rouges pas claires
En juillet 2021, il a été reconnu innocent dans une affaire impliquant une publication sur Facebook dans laquelle il était accusé d’avoir insulté la police. D’autres ne se sont pas aussi bien passées.
Au mois de juin précédent, il a été condamné, le même jour, à deux mois de prison avec sursis et à deux amendes de 125 euros dans des affaires distinctes pour « atteinte à l’unité nationale ».
Il a été condamné en décembre dernier à un an de prison ferme et 1 250 euros de dommage et intérêts pour le wali d’Annaba pour « diffamation » et « atteinte à l’intérêt national ». Pour d’autres affaires, il a fini par obtenir des relaxes.
Le fardeau judiciaire a rendu son travail de plus en plus ardu. « C’est vraiment difficile de travailler dans ces conditions, dit-il. Passer quatre à six heures, voire plus, dans un poste de police ou au tribunal, puis sortir pour essayer de faire son travail et rattraper son retard est tellement difficile et stressant. C’est trop. »
Les lignes rouges ne sont pas toujours claires. Dans le cas de Bendjama, il était évident que sa couverture du Hirak posait problème. Par conséquent, il le suit maintenant beaucoup moins qu’avant, voire quasiment plus. « Nous faisons encore de l’autocensure pour pouvoir continuer de travailler, dit Bendjama. On ne peut pas écrire sur tout. Nous parvenons toujours à produire autant que nous le pouvons. Tout est très compliqué, mais c’est faisable. »
Il y a quelques jours, il a été violemment agressé par des inconnus, mais ne sait pas si c’est lié a son travail. Il se sent plus vulnérable que jamais.
Leïla Beratto, journaliste indépendante et ancienne collaboratrice de Radio France Internationale, a elle aussi été arrêtée, harcelée en ligne et soumise à des pressions pour le travail qu’elle produit. Elle persévère malgré tout en travaillant dans un environnement de plus en plus difficile.
Elle dit que voir d’autres journalistes arrêtés a accru sa vigilance. « La condamnation de Khaled [Drareni – ndlr] a créé un dangereux précédent et un point de rupture qui a réveillé toute la profession », dit Beratto. Son procès a « été des jours terribles parce que nous avons collectivement réalisé que n’importe lequel d’entre nous pouvait également comparaître devant le tribunal ».
Beratto a grandi en France et s’est installée en Algérie, le pays d’origine de ses parents, en 2012, après avoir obtenu son diplôme de journalisme. Elle a appris les ficelles du métier en travaillant pendant quatre ans à El Watan, l’un des principaux journaux francophones du pays.
Tromper la censure
Elle est arrivée à un moment où la région dans son ensemble, après le Printemps arabe, a vu des signes de démocratisation. Le paysage médiatique algérien a connu une certaine ouverture et diversification avec la création de nouveaux sites Web, radios et talk-shows. Aujourd’hui, les journalistes algérien·es survivent plus qu’autre chose, interrompant leur travail lorsque les foudres du gouvernement se font sentir, puis reprenant la couverture des manifestations une fois la pression relâchée.
« J’ai parfois adapté mon travail en fonction des réactions qu’il a suscitées, dit Beratto. Ce n’est pas tant une adaptation sur le fond que sur la forme. Par exemple, je peux décider que je couvrirai un sujet que je considère pertinent plus tard, car le contexte actuel n’est pas le plus favorable. Il y a aussi des sujets qui sont pertinents, mais qui touchent à des sujets sensibles, que je choisis de ne pas couvrir si je ne suis pas sûre d’avoir les bonnes sources. »
Souvent, Beratto parvient à faire bouger les lignes sans être nécessairement sur le terrain, grâce à son réseau à travers le pays. Elle a également appris à faire preuve d’originalité pour tromper la censure. Il y a quelques années, elle couvrait les manifestations à grande échelle des travailleurs des grandes compagnies pétrolières du sud du pays.
Les journalistes n’étaient pas – implicitement – autorisés à couvrir ces mouvements sociaux, alors elle a donné son appareil photo à l’un des travailleurs, qui a photographié les sit-in pour elle. L’un des collègues de Beratto connaissait un travailleur qui s’est arrangé pour qu’elle interroge des manifestants dans l’intimité de son domicile. Elle a ainsi pu produire un reportage tout en protégeant ses sources.À LIRE AUSSIDeux ans après le «hirak», où en est «l’Algérie nouvelle»?21 février 2021Lire plus tard
Depuis 2019, une grande partie des reportages de Beratto vise à humaniser le mouvement du Hirak à travers des émissions radiophoniques qui explorent les motivations des manifestant·es et leur travail de promotion du changement par l’engagement civique.
Elle a été arrêtée à deux reprises alors qu’elle couvrait des manifestations. Une fois, son matériel radio a été confisqué et ses interviews retranscrites. Elle a dû alerter ses sources que la police avait des enregistrements de ce qu’ils lui avaient dit. « En réalité, sans le soutien d’autres collègues, nous ne pourrions pas continuer », explique Beratto.
« Quand j’ai rencontré des difficultés, il y a des gens qui m’ont soutenue. Sans cette solidarité, vous ne pouvez pas continuer. Cette solidarité est multiforme. Cela va du coup de fil après une interpellation, une polémique ou du harcèlement pour savoir comment tu vas, au fait de faire attention les uns aux autres pendant une manifestation par exemple, ou encore de donner des conseils sur la sécurité, faire du soutien moral, partager les infos et/ou les contacts ou se protéger les uns les autres », ajoute Beratto.
« Il est essentiel que des collègues journalistes vous défendent publiquement en cas de besoin, en particulier dans un pays où il y a si peu de journalistes indépendants. Ce groupe soudé devient une source de force, s’encourageant mutuellement à continuer et à ne pas se laisser intimider », dit-elle.
Malgré la fatigue et les déceptions, Beratto et d’autres continuent. « C’étaient les manifestations les plus grandes que le pays ait connues depuis des années, depuis l’indépendance, dit-elle. Certains médias n’en disaient pas un mot. Et ça, les gens ne l’oublieront pas. »
Aida AlamiBoîte noire
Aida Alami est journaliste marocaine et écrit notamment pour le New York Times. Elle collabore à Mediapart et avait notamment rendu compte dans nos colonnes en juillet dernier (ici) de la situation des journalistes marocains Omar Radi, Soulaimane Raissouni et Imad Stitou.