1 MAI 2020 PAR RENÉ BACKMANN
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Invoquant un « mandat » reçu du peuple, le maréchal Haftar se déclare prêt à gouverner seul la Libye. Mais son « coup d’État », largement fictif, est surtout destiné à détourner l’attention de la défaite qu’il vient de subir dans son offensive contre le pouvoir de Tripoli.
À quoi joue le maréchal Khalifa Haftar ? Au moment où son offensive militaire contre Tripoli connaît de sérieux revers, le seigneur de la guerre qui contrôle l’est et une partie du sud de la Libye, loin de revoir sa stratégie, s’obstine et se lance même dans une baroque fuite en avant politique. Au cours d’une intervention, lundi soir, en grand uniforme sur sa chaîne de télévision Libya al-Hadath, l’homme fort de la Cyrénaïque a déclaré qu’il avait obtenu le « mandat du peuple » pour gouverner la Libye et poursuivre son offensive contre Tripoli.
Il a également annoncé « la fin de l’accord de Skhirat » signé en décembre 2015, sous l’égide de l’ONU, entre les factions libyennes rivales, d’où est issu le Gouvernement d’union nationale (GNA), qu’il cherche à abattre. Ce n’est pas la première fois que le maréchal autoproclamé annonce la fin de cet accord qui l’engage mais l’encombre.
En décembre 2017, il avait déjà assuré que l’accord avait « expiré ». Et jeudi dernier encore, il avait demandé aux Libyens de désigner une institution en mesure de lui confier la mission de gouverner le pays, après ce qu’il présentait comme « la fin de l’accord ».
Mais on ignore toujours de quelle institution, ou de quelle consultation populaire il a reçu son « mandat » et le contenu exact de cette délégation de pouvoir inattendue. Et pour cause : les deux entités qui lui assuraient jusque-là une certaine forme de légitimité, la chambre des représentants, basée à Tobrouk et présidée par Ageela Saleh, et le gouvernement de l’est, également basé à Tobrouk et présidé par Abdullah al-Thani, sont les premières à être dépouillées de leur pouvoir par le coup d’État, pour l’instant uniquement verbal, d’Haftar.
Il n’en est pas à son premier éclat. Les penchants autoritaires de cet admirateur du dictateur égyptien al-Sissi sont aussi connus désormais que ses multiples déclarations et initiatives aventureuses. Ces travers du maréchal de Benghazi, comme sa difficulté à tenir ses engagements, et la duplicité de certaines capitales à son égard, expliquent d’ailleurs largement les échecs successifs des envoyés spéciaux de l’ONU – cinq en neuf ans – chargés de résoudre le conflit libyen.Dans les ruines d’un bâtiment détruit après les affrontements dans un quartier de Tripoli, le 1er mai 2020 © Mahmud TURKIA / AFP
Du chaos politique, militaire, sécuritaire qui a suivi la chute en 2011 du régime de Kadhafi ont émergé, on s’en souvient, deux pôles de pouvoir en Libye. L’un, à Tripoli, est le GNA, reconnu par la communauté internationale, sous l’autorité de l’architecte et homme d’affaires Fayez al-Sarraj, désigné premier ministre en janvier 2016. Il tire sa légitimité de l’accord de Skhirat et bénéficiait à l’origine de l’appui diplomatique du Qatar et du soutien de plusieurs milices, d’obédiences disparates, avant de recevoir depuis janvier dernier une aide militaire substantielle de la Turquie.
L’autre pôle, basé à l’est du pays, tire sa légitimité politique de la Chambre des représentants, assemblée parlementaire qui siège à Tobrouk, et sa crédibilité internationale de l’armée constituée par Khalifa Haftar, ancien général de l’armée de Kadhafi, à son deuxième retour d’exil aux États-Unis, en 2014.
En agglomérant d’anciens soldats de Kadhafi, des combattants tribaux, des salafistes ralliés et des miliciens locaux, armés et équipés, puis entraînés grâce à ses soutiens égyptiens, émiratis, russes, Haftar a constitué une robuste petite force militaire, baptisée par lui Armée nationale libyenne (LNA), qui lui a permis, en quelques années, de liquider les milices liées à Al-Qaïda ou à Daech, et de prendre le contrôle de l’est du pays et d’une partie du sud. Tout en se présentant comme le seul véritable rempart local contre le terrorisme islamiste.
Cet atout stratégique lui a attiré la sympathie, voire le soutien de plusieurs États étrangers, dont la France qui lui a fourni via la DGSE une aide militaire précieuse. Tout en reconnaissant officiellement comme gouvernement de la Libye, le pouvoir de Tripoli qu’il cherchait déjà à abattre.
Bien vu par Paris malgré certains comportements jugés « critiquables », soutenu par Washington, en bons termes avec Riyad, aidé financièrement et militairement par les Émirats arabes unis, la Jordanie et l’Égypte, qui lui ont même fourni un appui-feu aérien, Haftar a également noué des relations avec Damas et reçu un soutien de Moscou sous la forme de conseillers militaires et de quelques centaines de mercenaires du « Groupe Wagner ».
Selon plusieurs experts, cette aide jusque-là modeste de Moscou serait en réalité plus diplomatique que militaire. En aidant Haftar, la Russie qui, comme la France ou les États-Unis, reconnaît officiellement le régime de Tripoli, chercherait surtout à assurer sa présence à la table des négociations à l’heure où des marchandages diplomatiques s’engageront sur le dossier libyen.
C’est fort de ces soutiens qu’Haftar s’est engagé il y a un an, bousculant toutes les tentatives diplomatiques, dans sa grande offensive militaire contre Tripoli. En jetant dans la bataille la majeure partie des forces à sa disposition. C’est-à-dire au moins 18 000 hommes de son ANL, 3 500 mercenaires soudanais, plusieurs centaines de Tchadiens, près de 2 000 Russes et près de 500 combattants syriens pro-Assad, sélectionnés et entrainés par le « Groupe Wagner » dans les régions désormais contrôlées par Damas.
Cette infanterie, équipée de blindés légers et de 4X4 par ses alliés émiratis, jordaniens et égyptiens bénéficie de l’appui aérien des drones Win Loong, de fabrication chinoise, fournis par les Émirats. Il lui arrive même, comme l’ont constaté des experts de l’ONU, de disposer du soutien de chasseurs-bombardiers émiratis et égyptiens.
En face, le camp du GNA, soutenu par le Qatar et la Turquie, déployait au départ des effectifs nettement inférieurs et un soutien aérien très modeste. Mais continuait de recevoir des blindés légers modernes et de recruter des combattants étrangers. Selon un rapport remis le 9 décembre 2019 au Conseil de sécurité des Nations unies – dont le texte intégral avait été publié par Médiapart le 21 décembre – les deux pôles de pouvoir libyen avaient reçu des livraisons clandestines d’armes, de munitions et de matériels militaires et recouraient au renfort de mercenaires étrangers, le tout en violation de l’embargo sur les livraisons d’armes décidé par l’ONU en février 2011.
Dans un premier temps, le déséquilibre des moyens militaires a semblé être favorable à Haftar. Lancées dans une manœuvre d’encerclement de la capitale, les forces de la LNA ont réussi au fil des mois à conforter leur contrôle de plusieurs villes côtières de l’ouest, entre Tripoli et la frontière tunisienne et à établir une position avancée, militaire et logistique dans la ville de Tarhouna, à 70 km au sud-ouest de Tripoli. Des frappes d’artillerie étaient même signalées à la périphérie de la capitale.
Selon les Nations unies, le conflit avait fait, en moins de six mois, plus de mille morts, près de 6 000 blessés et au moins 200 000 déplacés, sans donner à l’un ou à l’autre un avantage décisif.
Mais, depuis janvier, tout a changé avec l’intervention militaire directe de la Turquie, aux côtés du GNA. Car l’accord sur la délimitation maritime signé le 27 novembre entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et le chef du GNA Fayez al-Sarraj, comportait un volet de coopération sécuritaire qui autorisait l’envoi en Libye d’une aide militaire turque.
Toujours en violation de l’embargo de l’ONU, mais désormais officiellement, ont débarqué à Tripoli plusieurs centaines de conseillers militaires turcs, des drones d’observation et de combat, des blindés, de l’artillerie moderne, des batteries de défense anti-aérienne et surtout 6 500 combattants syriens, pour la plupart anciens rebelles anti-Assad de l’Armée syrienne libre, entraînés et équipés par l’armée d’Ankara.
« Ce qui a réellement changé la donne, explique un connaisseur du terrain, c’est l’arrivée de spécialistes du renseignement tactique, d’une défense anti-aérienne efficace et d’une grande quantité de drones qui ont, en quelques semaines, privé Haftar de la maîtrise du ciel et fourni au GNA une force d’observation et de frappe dont il n’avait jamais disposé. Associé à l’expérience du combat d’infanterie apportée par les Syriens, l’usage intensif de la technologie dans l’analyse de la situation sur le terrain comme dans la précision et le calibrage des frappes, tel qu’on l’apprend dans les manuels de l’OTAN, a fait basculer l’équilibre des forces en faveur du GNA et de ses alliés ».
Aujourd’hui, quatre mois après l’arrivée des premiers militaires turcs et de leurs supplétifs syriens, Haftar a perdu les villes côtières de l’est, notamment Al-Ajila, Sabratha et Surman. L’étau qu’il avait tenté de fermer sur Tripoli est brisé.
Selon un observateur étranger à Tripoli, le GNA aurait désormais repris le contrôle de toute la côte occidentale, de la frontière tunisienne jusqu’au-delà de Misrata, à 500 km. Quant à la place forte de Tarhouna, qui devait servir de point d’appui pour l’offensive finale contre Tripoli, elle est désormais assiégée par les forces du GNA qui ont pris position dans ses faubourgs depuis deux semaines et auraient coupé l’alimentation électrique.
« La situation est sombre »
Confirmée la semaine dernière, lors d’une conférence de presse en vidéo par la responsable par intérim de la mission des Nations unies en Libye, la diplomate américaine Stéphanie Williams, qui assume cette fonction depuis la démission de son patron Ghassan Salamé, en mars dernier, cette série de revers d’Haftar pourrait expliquer sa surprenante déclaration, dénoncée comme un « nouveau coup d’État » par Tripoli.
C’est la thèse de Jalel Harchaoui, chercheur spécialiste de la Libye à l’institut de relations internationales Clingendael, à La Haye.
« Lorsqu’il est en difficulté sur un terrain, Haftar en change pour détourner l’attention et reprendre l’initiative. C’est exactement ce qu’il vient de faire. Confronté à un échec militaire manifeste, un an après avoir lancé son offensive, il s’est déplacé sur le terrain politique, où il ne court pas grand risque, puisque les gens à qui il demande de se soumettre à l’armée sont ses soutiens dévoués. Je ne vois ni le président du parlement, Ageela Saleh, ni le chef du gouvernement de Tobrouk, Abdullah Al-Thani, tenir tête à Haftar. Sur le fond cela ne change pas grand-chose à la situation libyenne, mais cela lui permet de gagner du temps. »
En Cyrénaïque, où le commandement de l’ANL lui permet déjà de disposer, de fait, de tous les pouvoirs, la proclamation d’Haftar n’est rien d’autre qu’une tardive confirmation de la réalité politique. En Tripolitaine, et dans le reste de la Libye, où ses revers actuels ne le mettent pas dans la meilleure des postures pour revendiquer la conduite du pays, elle révèle surtout, chez lui, un rapport distant à la réalité lorsqu’elle lui déplaît, et un ego démesuré. Traits de caractère qui semblent inquiéter jusqu’à certains de ses alliés.
Soutien résolu du « maréchal », Moscou s’est d’abord déclaré « surpris » par son initiative avant d’afficher clairement ses distances. « Nous n’approuvons pas la déclaration du maréchal Haftar selon laquelle il déciderait unilatéralement de la façon dont le peuple libyen vivra », a déclaré le ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov. « Nous sommes convaincus, a précisé le porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov, que le seul moyen de résoudre le problème libyen est l’échange politique entre toutes les parties, et d’abord entre celles qui sont en conflit. »
Washington, qui n’avait pas dissuadé Haftar de lancer son offensive contre Tripoli a condamné, comme l’Union européenne sa « démarche unilatérale ».
Sans dénoncer explicitement l’initiative du « maréchal », le porte-parole du Quai d’Orsay s’est contenté de rappeler que « la solution au conflit libyen ne peut passer que par le dialogue entre les parties sous l’égide des Nations unies, non par des décisions unilatérales ». Interrogé le lendemain à l’Assemblée nationale, le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a été plus évasif encore. « La crise libyenne a changé de nature, a-t-il constaté. Les ingérences étrangères, l’afflux de mercenaires, les violations de l’embargo alimentent une dégradation considérable de la situation. »
La seule allusion – discrète – de Le Drian à l’initiative d’Haftar a été d’observer, au passage, que « chacun prend des initiatives qui remettent en cause le démarrage même du processus politique ». Tout se passe comme si Paris, qui a depuis le début de la crise libyenne maintenu deux fers au feu, voulait préserver dans ce conflit un rôle d’intermédiaire qui, jusqu’à présent, n’a pas été très fructueux.
« La situation en Libye est sombre, résumait la semaine dernière Stéphanie Williams. Le conflit continue et même s’aggrave, alimenté par des parties extérieures. Les institutions sont divisées. Il y a de la corruption, une économie en crise, il n’y a plus de revenus du pétrole ou presque plus et maintenant nous affrontons une pandémie qui épuise une infrastructure et un système de santé en ruines. Nous sommes au début du mois de ramadan et l’appel au cessez-le-feu lancé à cette occasion par le secrétaire général des Nations unies a été jusque-là ignoré. Comme a été ignorée la trêve acceptée en janvier par les deux parties et violée 850 fois en moins de trois mois. »
Geste de bonne volonté, ruse grossière destinée à gagner du temps ou aveu de faiblesse, l’ANL qui n’avait pas répondu aux demandes de trêve humanitaire lancées par l’ONU ou l’Union européenne a annoncé mercredi, lors d’une conférence de presse de son porte-parole Ahmad al-Mismari, qu’elle avait « décidé d’arrêter toutes ses opérations militaires en direction de Tripoli en réponse à l’invitation de pays amis ».
Pour le président de la Chambre des représentants de Tobrouk, Ageela Saleh, allié fidèle du « maréchal », l’explication ne fait pas de doute. « Les conditions sur les lignes de front sont devenues très difficiles, déclarait-il jeudi lors d’une rencontre avec des notables tribaux. Les combats dans la région de Tripoli vont rapidement déboucher sur une défaite des forces de Haftar. »
« Il est de plus en plus clair que l’offensive contre Tripoli a échoué, confirme Mohamed Buisier, ancien conseiller d’Haftar, interrogé par la chaîne qatarie Al-Jazeeera, Haftar est aujourd’hui politiquement et militairement contraint à préserver ses positions à l’est du pays. Beaucoup disent qu’il n’y a pas de solution militaire au conflit libyen, seulement une solution politique. Je suis d’accord. Mais nous devons aussi dire qu’il n’y aura pas de solution politique tant qu’Haftar n’a pas été retiré de la scène libyenne. »
« Haftar est en train de perdre une bataille, c’est vrai, constate Jalel Harchaoui. Mais la guerre en Libye n’est pas finie pour autant. Je n’imagine ni l’Égypte ni les Émirats le lâcher. Ce serait accepter la victoire de la Turquie. Ce qui n’est pas très vraisemblable. Je crois plutôt que cet intermède politique va permettre au Caire et à Abou Dhabi de revoir leur stratégie sur le terrain et d’augmenter leur aide militaire ou d’en modifier la nature. »
Mardi, un Boeing 787 de la compagnie émiratie Etihad Airways s’est posé sur la partie militaire de l’aéroport de Khartoum. À bord se trouvait notamment Tahnoun Bin Zayed al-Nahyan, fils du fondateur des Émirats et conseiller pour la sécurité nationale. Il aurait rencontré, au cours des cinq heures passées au Soudan le chef de la Force de soutien rapide de l’armée soudanaise Mohmed Hamdan Dagalo. Leurs entretiens auraient porté sur l’envoi en Libye de deux brigades de forces spéciales, pour renforcer l’ANL d’Haftar. En échange les Émirats auraient promis de fournir au Soudan des armes et des blindés.
L’escalade ne fait que commencer.