Membre historique du parti islamo-conservateur tunisien, Abdellatif Mekki a quitté le parti en septembre 2021 en compagnie de 112 autres membres. Ce ministre de la santé populaire en 2020 est devenu la figure médiatique des « frondeurs », et se prépare avec quelques-uns de ses anciens camarades à fonder un nouveau parti.
RELIGION > POLITIQUES > SARRA GRIRA > ABDELLATIF MEKKI > 6 JANVIER 2022
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Les critiques d’Abdellatif Mekki à l’encontre de la direction d’Ennahda, et notamment de son chef historique Rached Ghannouchi ne datent pas d’hier. S’il va plus loin dans cet entretien où il évoque les divergences au sein du parti, l’ancien ministre se montre beaucoup plus conciliant quant au bilan d’Ennahda au lendemain de la révolution de 2011, alors que sa formation dominait le pouvoir. Cette période a notamment été marquée par des discours d’incitation à la haine, de multiples actes de violence physique et l’accueil de prédicateurs salafistes par des personnalités du parti, laissant planer une impression d’impunité. Le parti a également été accusé d’avoir facilité le départ de centaines de combattants tunisiens pour rejoindre des organisations djihadistes en Syrie.
Arrivé deuxième aux élections législatives de 2014, Ennahda choisit de former une majorité avec le parti Nidaa Tounès du défunt président Béji Caïd Essebsi, parti hétérogène pourtant né de l’opposition aux islamistes et comptant autant de membres de l’ancien régime que des mouvements de gauche. La formation de Ghannouchi soutient la loi dite de « réconciliation » qui amnistie les fonctionnaires poursuivis pour des faits de malversation qui ont eu lieu sous l’ancien régime.
En 2019, Ennahda remporte les législatives, mais sa base électorale est plus que jamais érodée : il a en effet perdu 62 % de ses électeurs de 2011. Il échoue à former un gouvernement puis, en pleine pandémie, il fait tomber celui d’Elyès Fakhfakh, au sein duquel Abdellatif Mekki était ministre de la santé. Ennahda s’allie alors avec Qalb Tounes, l’homme d’affaires poursuivi pour blanchiment d’argent Nabil Karoui, et avec la coalition Al-Karama qui se trouve à sa droite, pour former une majorité parlementaire. Le parti concentre de plus en plus la colère populaire qui atteint son paroxysme lors des manifestations du 25 juillet 2021, au soir desquels le président Kaïs Saïed procède à son coup d’État.
Orient XXI. — Pourquoi avoir choisi de quitter le parti Ennahda en septembre 2021 ? Certains vous reprochent de l’avoir fait au moment où le mouvement est au plus mal et qu’il a justement besoin de ses leaders.
Abdellatif Mekki. — La décision de quitter le parti était l’alternative à une réforme en interne. Elle était donc posée depuis le congrès du parti en 2016, quand la volonté de changement et de réforme en interne a été rejetée par le président, et en raison des profondes divergences au sein du mouvement. Ces divergences étaient cruciales, et elles concernaient divers aspects des choix politiques, que ce soit l’alliance avec le parti Nidaa Tounès, la formation des gouvernements, la vision qu’on avait des autres forces politiques en présence ou encore les politiques économiques et sociales. Mais nos efforts étaient vains, alors que les résultats auxquels on aboutissait confirmaient la justesse de notre point de vue.
Concernant l’alliance avec Nidaa Tounès par exemple, nous estimions qu’il était nécessaire de la fonder sur une vision économique, sociale et de gouvernance, notamment concernant la lutte anticorruption et l’instauration des institutions constitutionnelles. Nous étions en effet dans une période cruciale, qui allait déterminer la relation de la population à l’État et le sort de la révolution. C’était une bonne chose de travailler avec un parti dont certains membres étaient issus de l’ancien régime et qui enveloppait des sensibilités politiques diverses. Mais cela ne devait pas être une fin en soi. L’objectif devait être de travailler ensemble à mettre en application les droits économiques et les principes de bonne gouvernance énoncés dans la Constitution. Nous disions alors : d’accord pour cette alliance, mais à condition qu’elle soit conduite par une équipe émanant de chacun des deux partis, et que cela se fasse sur la base des principes de la révolution et d’un programme économique et social. Sinon, soyons dans l’opposition ! Nous étions opposés à une participation purement formelle qui nous aurait fait porter une responsabilité politique sans que l’on puisse peser sur les politiques de l’État. Si les réformes économiques et sociales nécessaires avaient été entreprises à l’époque, nous n’aurions pas subi la colère d’une population dont une partie votait pour nous.
Notre différend s’est étendu ensuite aux institutions du parti. Là aussi, nous voulions proposer des réformes, voter pour ceux qui soutenaient la dimension sociale de la révolution. Mais là aussi, Rached Ghannouchi s’est farouchement opposé au moindre changement. Sa vision du leadership justifiait à ses yeux l’accaparement des décisions.
« UNE ERREUR FACE AU COUP D’ÉTAT »
Le 25 juillet a confirmé une fois de plus que la direction du parti — et je dis bien la direction, non le parti — avait choisi la mauvaise pente. Nous avons demandé à M. Ghannouchi de laisser la place à une nouvelle direction qui pourrait donner un nouveau souffle au parti et qui saurait discuter avec l’opposition pour sortir le pays du coup d’État, ou d’avancer la date du congrès pour organiser des élections en interne. Il a refusé les deux propositions et nous a cantonnés au rôle de spectateurs, alors que nous étions, aux yeux de l’opinion publique, des médias et de nos camarades militantes et militants, responsables des choix effectués par le parti. Rached Ghannouchi a continué sur sa lancée, mais j’ai estimé que c’était une erreur face au coup d’État. Ainsi, nous nous sommes retirés dans un moment du calendrier national, et non du calendrier partisan, avec tout ce que cela appelait d’audace et de courage. Nous avions des leçons à tirer de tout ce qui s’était passé, et ceux qui avaient contribué à l’avènement du 25 juillet doivent en assumer la responsabilité. Je dis bien « contribué », car ils n’ont pas été les seuls à faire des erreurs. Le président aussi a commis des erreurs, et il a instrumentalisé bien des choses en faveur de son projet. De même pour le Parti destourien libre1 qui a œuvré à ternir l’image du parlement. Le président Kaïs Saïed n’aurait jamais réussi sans les erreurs commises par les partis politiques.
O. XXI. — Vous avez parlé de vos divergences avec la direction depuis l’alliance avec Nidaa Tounès. Cela veut-il dire que vous n’en aviez guère avant 2014, y compris sous la Troïka2 ? Je ne parle pas ici uniquement des politiques gouvernementales, mais de ce qui a été considéré comme une période d’impunité et de laisser-aller face aux discours d’incitation à la haine, à des mouvements extrémistes, voire de connivence avec le terrorisme et avec des groupes comme Ansar Al-Charia ou les milices des Ligues de protection de la révolution. Une ambiance délétère qui a conduit au sit-in du Bardo en 2013, après deux assassinats politiques…
A. M. — Il y avait des différends potentiels. Je voyais bien qu’il y avait deux courants au sein du parti : l’un réellement démocratique et social, issu du mouvement étudiant, syndicaliste et de militant ; l’autre rassemblait ceux qui croyaient malheureusement à la prédominance des anciens en politique, et qui par ailleurs ne s’opposaient pas aux choix économiques libéraux. Prenant acte des divergences, j’avais proposé dès 2011 que les deux camps créent chacun leur propre parti, mais l’idée n’a pas séduit. Nous pensions alors qu’en nous appuyant sur les institutions du parti, nous pourrions aboutir à des décisions judicieuses. Cela a été le cas au début, sous la Troïka, quand la majorité du parti soutenait ses institutions. Mais petit à petit, Rached Ghannouchi a réussi à mettre la main sur le parti.
La politique menée sous la Troïka reflétait la vision des institutions du parti (le majlis choura, le bureau exécutif…). Il y avait un vrai débat et un vrai vote en son sein. Mais dans la période suivante, M. Ghannouchi a œuvré à la mise en place d’un pouvoir personnel, malgré nos tentatives d’opposition, de réforme ou de conseil. Ces manœuvres ont atteint leur apogée en 2016, lors du 10e congrès, et les différends potentiels sont devenus une réalité. Nous avons essayé d’absorber ces divergences en insistant sur l’importance des institutions et du principe d’alternance au pouvoir. Mais l’affaiblissement des institutions du parti était la conséquence de sa vision du leadership, du chef qui doit diriger et prendre les décisions, réduisant lesdites institutions à un pur rôle de brainstorming. Il a gardé la même attitude après le 25 juillet en refusant d’en tirer la moindre leçon.
Pour ce qui est du groupe Ansar Al-Charia qui a été classé comme organisation terroriste, il faut souligner qu’il était déjà présent sur le sol tunisien sous Zine El Abidine Ben Ali, et que le terrorisme est un phénomène régional qui n’est pas propre à la Tunisie. Au moment de la révolution, des centaines de ces terroristes étaient en prison. Quand Ennahda arrive au pouvoir en 2011, elle hérite d’une situation causée par le gouvernement précédent de Béji Caïd Essebsi3 qui avait libéré des centaines de ces détenus, sous la pression d’organisations de droits humains, arguant qu’ils n’avaient pas bénéficié de procès équitables et qu’ils ne devaient donc pas être exceptés de l’amnistie générale4.
Quand ils ont commencé à défier l’État, le gouvernement a pris les choses au sérieux. Ils ont été classés comme organisation terroriste et poursuivis, le tout dans le cadre de la loi. Évidemment, aucun pays au monde ne peut faire un sans-faute en matière de lutte contre le terrorisme, y compris dans les pays occidentaux. Mais en Tunisie, il y a le terrorisme, et il y a son instrumentalisation. Et alors que dans toutes les sociétés du monde, on est solidaire du gouvernement et on le soutient dans sa lutte contre le terrorisme, en Tunisie, les partis de l’opposition ont instrumentalisé le phénomène pour discréditer Ennahda et la révolution, accusant tour à tour l’une ou l’autre de connivence avec le terrorisme ou de lui avoir ouvert les portes, sans en apporter la moindre preuve.
« LA NATURE DU PARTI A BEAUCOUP CHANGÉ »
O. XXI. — Vous critiquez le tournant autoritaire au sein du parti qui vous a poussé à le quitter. Comment expliquez-vous que Rached Ghannouchi ait réussi à se maintenir durant toute cette période à la tête du parti ?
A. M. — Ennahda n’est pas un parti comme les autres. C’est un parti qui s’est construit pas à pas sur une période de 50 années5, et où les convictions politiques, intellectuelles et organisationnelles se sont mêlées aux affects. L’affect joue en effet un rôle important entre les militants et à l’endroit des leaders du parti. Et parfois, il altère ce qui devrait être une décision purement rationnelle. C’est ce qui a permis au parti d’être aussi solide, mais en même temps, c’est ce qui fait qu’on ne tienne pas rigueur aux responsables. Certes, la nature du parti a beaucoup changé avec l’ouverture politique. Aujourd’hui, la plupart des nahdaoui sont convaincus par la nécessité d’une réforme, mais ils ne s’accordent pas sur la méthode à suivre. Certains sont partis, d’autres s’apprêtent à le faire et d’autres encore nourrissent toujours l’espoir que le congrès aura lieu et qu’une nouvelle direction apportera un nouveau souffle au parti.
O. XXI. — Vous avez évoqué l’existence de deux courants au sein du parti, l’un ayant un penchant social, l’autre plutôt libéral économiquement. Est-ce la raison pour laquelle Ennahda n’a jamais été capable de présenter un véritable programme économique ? Le parti s’adresse en effet à deux électorats : les couches populaires et les hommes d’affaires conservateurs. Ou bien est-ce que la question économique n’a jamais été une priorité ?
A. M. — Nous avons présenté un programme économique aux élections de 2011, de 2014 et de 2019. Le problème était que le débat était focalisé sur les questions idéologiques et identitaires. Ennahda n’a pas accordé suffisamment d’importance à ce point, et n’a pas insisté pour que sa participation au pouvoir soit conditionnée par un véritable programme économique qu’elle mettrait en application. Par ailleurs, la marginalisation de la question économique et sociale n’est pas exclusive à Ennahda, il en était de même pour Nidaa Tounès. Cela a poussé beaucoup de gens à se poser des questions sur l’utilité de la démocratie sur le plan économique et social.
O. XXI. — Votre camarade et autre membre historique d’Ennahda, Samir Dilou, qui a lui aussi démissionné en septembre 2021, a acté sur les ondes d’une radio tunisienne la mort de l’islam politique. Partagez-vous ce constat ?
A. M. — Pour moi, l’« islam politique » ou l’« islamisme », cela ne veut rien dire. Il s’agit du parti Ennahda, point. Le concept d’« islam politique » est une invention étrangère qui cible les partis ayant un référent islamique. Nous voulons simplement lier la question du développement à celle de la culture nationale — ou ce qu’on appelle « l’identité » — et de la liberté. Nous nous battons pour cette trinité. Cette idée ne peut pas mourir, mais elle doit s’adapter à son époque, c’est certain.
Si on suit ce concept, 99 % des Tunisiens appartiennent alors à l’« islam politique ». C’est ce qu’énonce le préambule de la Constitution qui stipule que la Tunisie est un pays arabe et musulman, en plus de son modernisme. Cet article implique tout le monde. Il nous faut dépasser aujourd’hui les luttes idéologiques pour travailler à l’accomplissement économique et social, car c’est la raison principale pour laquelle il y a eu une révolution. Et ce n’est pas une mince affaire.
O. XXI. — Cela veut-il dire que votre futur parti va s’éloigner des questions idéologiques ? Comment se situe votre future formation sur le plan économique ?
A. M. — Nous comptons certainement mobiliser tous les outils nécessaires pour nous éloigner de la zone de turbulence idéologique. La question idéologique en Tunisie est devenue quasiment sacrée, alors qu’il s’agit tout simplement d’un moyen intellectuel inventé par l’être humain pour l’aider à analyser la réalité. Ce que nous avons en commun avec les autres partis, c’est notre mission : développer le pays. On peut toujours débattre des questions idéologiques lors de conférences, ou dans des thèses ou à travers des publications académiques. Mais en tant qu’outil d’exercice organisé de la politique, les partis doivent présenter des programmes qui ont pour but d’améliorer le quotidien des gens.
Sur le plan économique, il n’y a plus que la Corée du Nord aujourd’hui qui refuse le principe de libre entreprise. D’un autre côté, même aux États-Unis, fief du libéralisme économique, lorsque les démocrates remportent les élections, ils essayent de mettre en place des réformes sociales, comme l’Obama Care. En somme, le monde entier partage plus ou moins aujourd’hui une même vision économique. Mais pour que l’État puisse jouer son rôle social et garantir les droits des citoyens, il faut un capital national capable de produire des richesses. Nous croyons à la libre entreprise, mais aussi au rôle social de l’État.
« LA CHUTE DU GOUVERNEMENT FAKHFAKH A ÉTÉ UN GÂCHIS POUR LE PAYS »
O. XXI. — Ne pensez-vous pas que les référents identitaires et culturels islamiques ne sont pas compatibles dans leur dimension morale avec l’exercice de la politique, puisque celle-ci est faite de compromis, voire de compromissions ?
A. M. — Non, au contraire. J’estime que la bonne politique est morale avant tout, et que la morale est une force en politique. Je me rappelle qu’Alexis de Tocqueville disait dans son livre De la démocratie en Amérique que l’un des points forts de la politique américaine, c’était son respect des principes moraux. C’est ce qui fait que lorsqu’un président ou n’importe quel responsable politique ment aux États-Unis, il doit démissionner. Malheureusement, dans nos pays arabes, les menteurs restent en place.
O. XXI. — Revenons sur votre expérience au sein du gouvernement d’Elyès Fakhfakh (février-septembre 2020) dans lequel vous avez été ministre de la santé. Quel bilan faites-vous de ce gouvernement, et comment jugez-vous le fait qu’Ennahda l’ait fait tomber ?
A. M. — La coalition politique qui a constitué le gouvernement Fakhfakh a constitué son point fort. Toutes les personnalités qui y ont participé avaient une solide expérience et bénéficiaient d’une très bonne réputation. La chute de ce gouvernement a été un gâchis pour le pays, surtout à cette période-là. Ce gouvernement aurait sans doute fait de grandes choses s’il était resté en place. Le dossier de conflit d’intérêts dont était accusé le chef du gouvernement posait un dilemme : sur le principe, on ne pouvait pas fermer les yeux, mais dans les faits, les conséquences de la chute du gouvernement auraient été plus dangereuses. Si certains avaient fait preuve de sagesse, nous aurions pu éviter ce scénario. Nous aurions pu désigner un ministre pour continuer à diriger le gouvernement en attendant l’issue du dossier. Fakhfakh aurait alors retrouvé son poste dans le meilleur des cas. Au pire, il aurait démissionné, mais nous serions restés suffisamment longtemps pour pouvoir reformer un gouvernement avec les mêmes composantes politiques.
O. XXI. — Pensez-vous que les démissionnaires dont vous faites partie doivent passer par une autocritique pour pouvoir gagner la sympathie de nouveaux adhérents demain, et afin que ce nouveau projet politique soit crédible ?
A. M. — Nous n’avons aucun problème avec l’exercice de l’autocritique, au contraire, nous estimons que c’est un outil de développement. Il se peut que l’occasion se présente bientôt avec un centre d’études, pour un tel bilan. Nous y ferons le récit de notre expérience, mais aussi notre autocritique, ainsi que notre vision pour l’avenir du pays. Mais il faut que tout le monde se prête au jeu et que personne ne s’offusque de devoir faire son autocritique. Car j’estime que tout le monde porte la responsabilité de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.
Journaliste, docteure en littérature française. Responsable des pages arabes d’Orient XXI.