Arrivé en tête au premier tour, Kais Saied a promis de restituer à la société le pouvoir central. Mais ceux qui ont un intérêt à voir l’ordre établi se perpétuer pourraient se liguer contre lui au second tour
Kais Saied, un universitaire de 61 ans sans parti ni structure, entré en toute discrétion sur la scène politique, recueille 18,9 % des voix, d’après les chiffres de l’instance électorale et portant sur deux tiers des suffrages
(AFP)Par Thierry Brésillon – TUNIS, Tunisie
Date de publication: Mardi 17 septembre 2019 – 08:14
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Les électeurs tunisiens viennent d’infliger une claque magistrale en deux temps à la classe politique et à ses gouvernants.
Premier temps, perceptible depuis quelques mois, le phénomène Karoui. Cet homme issu de la dégradation du « système », pur produit du capitalisme de copinage et de l’alliance de l’argent, des médias et du pouvoir, a utilisé ces armes pour capter un vote de rejet de la classe politique dans les milieux les plus éprouvés par la pauvreté.
Dans son mépris des politiques qu’il a beaucoup côtoyés, cet homme d’affaires sans scrupule est parvenu à incarner une composante instinctive du « dégagisme ». Plus de 40 % de son électorat avait cru aux promesses de retour à l’ordre de Nidaa Tounes.
Il se qualifie pour le second tour avec 15,6 % des voix, avec une maigre avance (probablement quelques dizaines de milliers de voix) sur le candidat d’Ennahdha, Abdelfattah Mourou, qui pourrait fondre si les votes de certains bureaux devaient être invalidés pour cause de dépassements graves (notamment l’achat de voix).
Deuxième temps, pourtant annoncé lui aussi, mais que beaucoup ne voulaient pas croire, l’arrivée en tête, avec 18,4 %, de Kais Saied, un professeur de droit constitutionnel à l’allure austère, qui met un point d’honneur à ne s’exprimer que dans un arabe classique savant et un peu raide, tout sauf un démagogue donc.
Sa campagne est passée totalement sous les radars médiatiques. Pas un meeting, pas de show télévisé, pas d’argent, pas d’affiche concoctée à grands frais par une agence de communication. Il est la preuve vivante que l’on peut réussir en politique autrement qu’avec de l’argent, des promesses, du buzz médiatique et des émotions.
Il a laissé loin très loin derrière tout le peloton des politiques chevronnés et leurs appareils partisans
En un mot, l’antithèse de Nabil Karoui. Le profil même de ces idéalistes qui posent des candidatures de témoignage, voué aux scores insignifiants. Or, il a laissé loin très loin derrière tout le peloton des politiques chevronnés et leurs appareils partisans.
Lancé soudain sous les projecteurs, il intrigue ! Qui est-il ? Comment a-t-il pu récolter une telle popularité dans une campagne aussi discrète ? C’est que contrairement aux apparences, il ne vient pas de nulle part.
Un coureur de fond
En réalité, Kais Saied est un coureur de fond, constant dans sa conviction que la transition, depuis 2011, a trahi les aspirations de la révolution et que les défis de la Tunisie exigent une pensée et des méthodes nouvelles.
Souvent médiatisé durant la période de l’Assemblée constituante, entre 2012 et 2013, il a acquis une réputation de sérieux et d’intégrité morale. Mais surtout, malgré son côté un peu rébarbatif, des jeunes proches des aspirations des mobilisations révolutionnaires se sont reconnus dans son discours.
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Et au fur et à mesure que la scène politique tunisienne s’écharpait dans une querelle identitaire dans laquelle il refusait de rentrer, puis s’autocongratulait dans la célébration du compromis et de « la Constitution la plus libérale du monde arabe », il a disparu des médias.
À cette période, il a commencé à propager ses idées en sillonnant le pays grâce à un réseau de jeunes. Une campagne menée dans les salles de café, au plus près des Tunisiens. S’il y a un secret dans sa popularité, il faut d’abord le chercher dans ce patient travail de terrain, fondé sur la proximité avec les mouvements sociaux et sur des idées.
Ces jeunes « sont actuellement tenus en marge de l’histoire, alors qu’ils sont en position de former une nouvelle classe politique », nous expliquait-il en octobre 2013. « Avec la révolution, ils ont ouvert un chemin, mais ensuite ils ont été pris en otages par les divisions politiques. Les partis sont des formes dépassées. Ils tiennent les mêmes discours depuis 40 ans. Il faut retrouver le chemin tracé par les jeunes, mais sans une nouvelle pensée, on ne pourra pas instaurer un nouveau système. »
Présenté parfois comme un juriste enfermé dans la technicité du droit, il insère au contraire sa pensée juridique dans une dimension beaucoup plus large.
C’est donc des profondeurs du pays qu’il estime que la transformation peut venir, à travers une manière de gouverner qui renverse la pyramide du pouvoir
Dès les premiers élans, en février 2011, l’aspiration à la transformation profonde de l’ordre social et politique exprimée par les jeunes venus des périphéries pour assiéger le gouvernement à la Kasbah, a été orientée par les partis vers la rédaction d’une nouvelle Constitution.
« Malheureusement, on a fait une Constitution dans le même esprit qu’en 1959 », déplore-t-il. « Avec un partage un peu différent des pouvoirs. Et encore, depuis la révision de 1976, l’assemblée avait déjà théoriquement le pouvoir de démettre le gouvernement. Une Constitution n’est pas un acte juridique. Ce n’est pas un choix d’expert. C’est d’abord un acte politique. Il faut penser une authentique démocratie pour remédier aux fractures sociales et régionales, qui sont les raisons de la crise. Il ne faut pas oublier que la révolution a commencé dans les périphéries. »
C’est donc des profondeurs du pays qu’il estime que la transformation peut venir, à travers une manière de gouverner qui renverse la pyramide du pouvoir et fasse remonter la volonté politique de la société vers l’État pour faire des Tunisiens « la source de leur propre développement ».
C’est d’ailleurs ce qu’il a défendu lors du débat télévisé, le lundi précédent les élections : « Je n’ai rien à promettre », a-t-il dit en substance. « Le président n’est pas un monarque qui fait descendre sa volonté sur le peuple. J’organiserai les moyens pour les Tunisiens d’indiquer ce qu’ils souhaitent à ceux qui les gouvernent. »
Transition révolutionnaire
Pour cela, explique-t-il, il faut commencer par élire, dans chaque imada (arrondissement) un représentant au scrutin uninominal à deux tours, parmi des candidats parrainés par un nombre égal de femmes et d’hommes, pour former des conseils locaux dans chacune des 264 délégations.
Kais Saied impute en effet une bonne partie du discrédit des politiciens au scrutin de liste : « C’est le scrutin des intrigues » qui rend les élus davantage responsables devant leur parti que devant leurs électeurs. D’ailleurs, ces élus seraient révocables.
Dans ces conseils locaux, siégeraient également, mais sans droit de vote, des représentants des administrations locales, ainsi qu’un responsable sécuritaire, nommé par l’administration centrale, investi par le conseil de délégation. Ces conseils auraient pour mission d’élaborer des projets de développement local.
Ils désigneraient par tirage au sort un représentant pour siéger dans un conseil régional pour une période limitée, aux côtés de directeurs des services de l’État (toujours sans droit de vote) pour harmoniser les projets locaux et les projets régionaux.
Enfin « ces conseils régionaux choisiraient à leur tour un représentant de chaque conseil local pour former l’Assemblée nationale ». Il entend, s’il est élu, proposer ce projet révision constitutionnelle au référendum.
Les mêmes qui hier, voulaient voir un chef de l’État exercer pleinement ses prérogatives constitutionnelles pour se diriger vers un régime plus présidentiel, redécouvrent à présent les vertus du régime parlementaire et d’une présidence sans pouvoir
Son projet de « transition révolutionnaire », est une réappropriation du pouvoir central par la société qui va l’encontre de toute la conception centralisatrice qui a sous-tendu la construction de l’État tunisien depuis la monarchie. La perspective d’avoir un tel président en Tunisie est un véritable séisme. Une révolution par les urnes.
De quoi effrayer bien sûr tous les défenseurs de l’ordre établi, les appareils partisans, les élites de tradition destourienne et une partie de la gauche qui partage avec les destouriens le même culte de l’État instituteur de la société et le « modernisme » sociétal.
Les mêmes qui hier, voulaient voir un chef de l’État exercer pleinement ses prérogatives constitutionnelles pour se diriger vers un régime plus présidentiel, redécouvrent à présent les vertus du régime parlementaire et d’une présidence sans pouvoir.
Protectionnisme culturel
C’est essentiellement par ce biais, culturel, que Kais Saied est attaqué. « Ultra-conservateur », voire « salafiste ».
Favorable à la peine de mort, il est en effet partisan de son application alors que la Tunisie observe pour le moment un moratoire.
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Sur l’égalité dans l’héritage il a répondu lors du débat télévisé : « Est-ce que les Tunisiens ont demandé l’égalité dans l’héritage ? Qu’ont-ils à hériter mis à part la misère et la pauvreté ? Cette idée n’émane pas du peuple, mais des recommandations du Parlement européen ».
Il évoque même la possibilité de remettre en question les financements étrangers des associations qu’il accuse de chercher à transformer la société tunisienne.
Son protectionnisme culturel est au diapason de la majorité des Tunisiens, mais surtout il refuse d’entrer dans ce qu’il considère comme des faux problèmes. « Ces problèmes ne sont pas ceux de la majorité des Tunisiens. Ils sont posés par l’élite pour qui croit pouvoir façonner la société et veut exercer une tutelle sur le peuple. C’est une manière de cliver pour gouverner ».
Il est aussi décrit comme le candidat caché d’Ennahdha, alors qu’il constitue une menace sérieuse pour un parti qui a beaucoup sacrifié à son intégration au pouvoir central et à l’establishment, et risque de voir se rallier Kais Saied une partie de son électorat qui souhaite la rupture avec l’ancien système.
En effet, il attire des soutiens apparemment très disparates, militants de gauche ou de sensibilité islamique, jeunes engagés dans les mouvements sociaux dans les régions, qui partagent les premiers idéaux de 2011 : prendre au mot le principe démocratique et ne pas se contenter de remettre le pouvoir à une oligarchie à travers les partis ; remettre au centre du débat la fracture territoriale, la « colonisation intérieure ».
Il ambitionne de donner ainsi naissance à nouveau « bloc historique » pour porter un projet nouveau.
Mais s’il est élu, se poserait pour lui le problème de disposer d’une majorité parlementaire dans le futur Parlement. Sans quoi la coalition de ses adversaires ferait tout pour l’isoler.
Maintenant que Nabil Karoui est bien au second tour, il ne serait pas surprenant de voir se rallier ceux qui craignent davantage une remise en question de l’ordre établi qu’un affairiste plus facilement récupérable.